Musique, merveille qui sûrement précéda le feu. On en avait autrement besoin.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 365.
C’était de grands hommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leurs actes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eût cessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’était de constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humains qui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je les considérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu je pouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans la tête. Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus — à la faveur de ce jour nouveau — de l’aspect malsain des pèlerins, et j’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pas un air aussi — comment dirai-je — aussi peu appétissant, — touche de vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensation de rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-être avais-je aussi un peu de fièvre.
Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, Gallimard, pp. 169-170.
Combien de temps ces pays resteront-ils proposés au regard dans leur presque intacte, tranquille et discrète splendeur, au rêve et au pas ? Il n’y a qu’en Espagne, dans les solitudes de la Haute-Castille, qu’on échappe à ce sentiment constant que la beauté du paysage est forcément un crépuscule, un mirage qui va se dissoudre, un dernier instant de bonheur. Comme nous étions heureux, R. et moi, dans Gormaz, courant d’une brèche à l’autre des murailles, pour voir le Duero s’enrouler au pied de la forteresse ! Mais le savions-nous bien ?
Renaud Camus, « vendredi 6 juin 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L..
À l’école, la nonne nous a dit que ça durerait pour l’éternité, a-t-elle continué en enlevant la peau de sa truite. Et quand nous avons demandé combien de temps durait l’éternité, elle a répondu : « Pensez à tout le sable de l’univers, toutes les plages, toutes les carrières de sable, le fond des océans, les déserts. À présent, imaginez tout ce sable dans un sablier, comme un gigantesque minuteur. Si un grain de sable tombe chaque année, l’éternité est la longueur de temps nécessaire pour que tout le sable du monde s’écoule dans ce sablier. » Rendez-vous compte ! Ça nous a terrifiées.
Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 19.
Aujourd’hui, je n’ose même pas me faire de reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 15.
LE DÉMON
Elle est partie ce soir : tu ne vois qu’une image.
Voici le train, les rails, les pierres du remblai.
Tiens, que disais-je ? elle se penche à la portière.
C’est curieux, regarde, un jeune homme est près d’elle :
Un magique pouvoir nous les montre en sleeping.
Ils sont drôles, tous deux. Elle ouvre son corsage.
Il la rend folle, attends…
ARDEN
Seins, ô Mélanésie !
LE DÉMON
Ils assiègent l’amour.
ARDEN
Je suis mort.
VOIX DE CRESSIDA
Baise-moi.
LA VIEILLE
O ! comme on entend bien !
LE DÉMON
C’est la fleur carnivore.
Tu voulais tant savoir : écoute, elle jouit.
Tu as capturé l’heure et la bête et les cris.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 47.
Rien de tel qu’un brave lieu commun bien rechampi.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 64.
C’est bien pourtant quand nous sommes en vie que nous aurions souvent l’usage d’une cachette sous la terre fermée par une porte de marbre.
Éric Chevillard, « mercredi 25 mai 2016 », L’autofictif. 🔗
Quel crime faut-il commettre, déjà, pour être mis à l’isolement ?
Éric Chevillard, « mercredi 18 septembre 2019 », L’autofictif. 🔗