tripes

Verrues sur les doctrines

tripes sur les doctrines

crachats sur les doctrines

Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 422.

David Farreny, 22 juin 2002
rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
unique

Au loin

tout à fait au loin, une latte de fer, frappée, résonne

touchée peut-être par un enfant distrait

qui, rêveur, remarque à peine qu’il fait un bruit

bruit souligné pour moi seul

extraordinaire

unique

qui s’engage dans les profondeurs

introduisant saveur

développant saveur

enfilant saveur

au-delà

au-delà

au-delà.

Je tiens sur l’autel

ce son ineffable et saint

prodigieusement capable

prodigieusement important

inestimable et sacré.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 38.

David Farreny, 21 oct. 2005
néant

Le sortilège qui rend peureuse la lampe, sournois les chaises et le lait, hostiles les tentures, on en subit encore l’emprise après avoir quitté la maison. La rue est différente, les façades, entre lesquelles les phares de la voiture tâtonnent, aussi feintes que les panneaux de toile peinte qui cherchent à nous faire croire, au théâtre, que la scène se passe en ville, la nuit alors que c’est l’inverse. Les murs fantomatiques, les fleurs noires des jardins, les statues de bronze, les allées désertes exhibent, sans fard, leur véritable visage, proclament, sans phrases, qu’ils sont autres, insoucieux de nos agissements, sourds à nos répliques, tels que nous les verrions après avoir joué notre partie, avec nos âmes absentées, nos yeux vides. C’est à huit ans, avant l’aurore, que j’ai découvert le néant qui marche sans bruit sur nos pas, enlève nos traces, et je ne l’ai jamais plus oublié depuis.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, pp. 42-43.

David Farreny, 24 nov. 2005
honte

Le journal “responsabilise”, de façon générale — celui qui le tient, bien sûr, mais aussi ceux qui savent qu’il est tenu. Il est un témoin, dont on sait qu’il est là, qu’il vous voit et qu’il vous entend. Il m’est souvent arrivé de ne pas faire certaines choses parce que j’aurais eu honte de les rapporter ici.

Renaud Camus, « samedi 28 juin 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 337.

David Farreny, 7 mai 2006
microscopiques

Je dis que je ne veux rien faire

je m’en vante

que je ne veux pas aimer

travailler décider agir

qu’une vie de lierre de mousse

ou de lichen est mon idéal

quelle prétention que de pauvres

sottises qui contiennent sûrement

à des fins de plausibilité

les traces de microscopiques

parcelles de vérité

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
goût

Un goût vraiment à soi : mais c’est précisément ce qu’il y a de plus rare. Nous dirions en termes bathmologiques que le goût véritablement personnel implique un dépassement de son dépassement : il a considéré son contraire, ou son complémentaire, il l’a même investi, ne serait-ce qu’un moment, puis il en est revenu. […] Ne se montrent pleinement révélateurs, encore une fois, que les itinéraires. Ils ne sont en général que trop évidents. Mais les plus beaux demeurent mystérieux, quoique nullement indicibles, moins capricieux que nerveux, silencieux davantage que secrets, et presque toujours solitaires…

En faire la remarque, cependant, ce n’est pas tomber dans l’éloge d’un autodidactisme quelconque, serait-ce celui du goût. L’autodidacte, à vrai dire, est plus menacé que personne, au contraire, par l’emprise du stéréotype, dont il ne peut se défendre parce qu’il n’a pas les moyens de le reconnaître pour ce qu’il est. Suivre les chemins non frayés ne peut s’apprendre seul. La solitude, comme l’innocence ou le naturel, est une longue conquête, qui ne saurait s’entreprendre en solitaire.

Renaud Camus, « La période rose », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 92-93.

David Farreny, 26 août 2009
patient

Silence. Au loin, dans les communaux, le bruit d’un tracteur malingre. On avait le nez d’un ornithorynque. Et le mur était patient comme seule peut l’être une pierre ; de et vers la pierre.

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
couver

Et là, on ne m’empêchera pas de m’élever avec force contre la légèreté de cette dame, consciente ou non de son état intéressant – ô combien intéressant ! enfin quelque chose d’intéressant en ce monde, et qui intéressait l’humanité entière –, cette dame qui n’hésita pas à enfourcher une cavale fougueuse quand il s’agissait plutôt de garder précautionneusement la chambre en décrivant avec le doigt des cercles doux autour de son nombril et de se faire seconder par une matrone bâtie comme une tour pour porter sa tisane à ses lèvres ! Il s’agissait de couver Dino Egger – tout de même ! – et pour cela de se couvrir de plumes. Que lui eût-il coûté ? Quelques semaines au calme avec des livres (traités de physique et d’anatomie, auteurs grecs et latins, pour une imprégnation en douceur) et les visites d’amis (poètes, philosophes, savants, rhétoriciens, harpistes), entourée des tendres soins de son époux, et Dino Egger faisait irruption dans le monde, vigoureux garçon, frais comme l’œil – tonique ++ eût noté la sage-femme sur son carnet de santé – et montrant déjà d’exceptionnelles dispositions pour un garnement de cet âge.

Mais non ! On saute des barrières, on franchit des ruisseaux […].

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 21.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
sombre

La vieille incapacité. J’ai cessé d’écrire depuis dix jours à peine et déjà, je suis mis au rebut. Je me trouve une fois de plus à la veille de terribles efforts. Il va falloir que je plonge, littéralement, et que je sombre plus vite que ce qui sombrera devant moi.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 381.

David Farreny, 8 nov. 2012
espèce

Plus tard seulement, à la veillée, dans les grandes cuisines enfumées, sur la place ou à l’auberge, s’amorce la conversation dans cette langue claire et robuste dont les tournures rituelles permettent toutefois l’expression d’un esprit vivace et savoureux relevant lui aussi du rite mais plus tribal que singulier. Des propos de ces hommes, le village émerge comme un univers dans le réseau serré des parentés, dans la profondeur des générations qui les unes après les autres ont habité ces maisons grises, dans l’histoire des avoirs, des changements de fortune des familles, dans les maladies, les naissances, les morts, dans les vieillards légendaires ; et tout est considéré comme un rite, un tribut dû à la vie et au temps. Comment dire ce qu’est par exemple l’assistance aux malades ou la veillée des morts quand tous, commères, hommes et enfants mêmes savent trouver les mots justes du rite qui consolent rituellement par cette pitié inhérente née non pas du cœur mais de la religion antique et tourmentée de l’espèce.

Mario Luzi, « Le mont Amiata », Trames, Verdier, p. 33.

David Farreny, 26 fév. 2013
sauvage

Et, que cela ne mène qu’aux terres inhumaines,

qu’aux ports désaccordés comme de vieux pianos

et qu’il faille carder, sur des métiers nouveaux

la trame usée du même…

Qu’il ferait bon téter ton lait sauvage, ô vie,

que des clous seraient bons pour raviver le sang

qu’une tempête serait bienvenue, violente,

une tempête, une émeute.

J’ai soif de toi, échevelée,

pendant que mon œil fuit

le blanc vol de mouettes

douces comme un sanglot irréel de la chair.

Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 28.

David Farreny, 20 juin 2013

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