Le nom. Je cherchais des noms et j’étais malheureux. Le nom : valeur d’après-coup, et de longue expérience.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 151.
Elle lui prononça, dans la bouche, un mot magique et mystérieux qui résonna par tout son être. Il allait le répéter quand, à l’appel de son grand-père, il se réveilla. Il eût volontiers donné sa vie pour se rappeler ce mot.
Novalis, Henri d’Ofterdingen, Flammarion, p. 170.
En fait, le tableau, aujourd’hui la propriété d’un musée de Sheffield, en Grande-Bretagne, ne représente pas l’exécution mais les suites immédiates de celle-ci. Au pied d’un mur aveugle qui devait borner le jardin du restaurant de la Chartreuse, le supplicié est étendu face contre terre, drapé dans un manteau noir, son chapeau, également noir, ayant roulé à quelques pas. Au-dessus du mur, et à distance, la silhouette du dôme du Val-de-Grâce se détache en gris sombre sur un ciel brunâtre. Tant les habits du mort, civils et assez chic, que l’ambiance de petit jour blafard, l’absence de décorum ou la proximité d’un restaurant à la mode, évoquent plutôt les circonstances d’un duel, et seule la présence, sur la gauche du tableau, d’un groupe de soldats en marche, vus de dos, l’arme à la bretelle, en train de se retirer et sur le point de sortir du champ, suggère que l’État est à l’origine de cet homicide et qu’il s’agit par conséquent d’une exécution capitale.
Les transformations opérées depuis 1815 dans le quartier de l’Observatoire rendent aléatoire, aujourd’hui, la recherche du lieu précis de l’exécution. Il est vraisemblable que ce lieu a disparu, ou du moins qu’il a perdu tout support matériel, et qu’il est désormais suspendu dans les airs au-dessus des quais à ciel ouvert de la station Port-Royal, sur la ligne B du RER.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 20.
Quand la vérité n’a pas grand intérêt, le mensonge est légitime.
Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, p. 57.
Crab naquit avec le cerveau à la place du cœur, et inversement, on attendait de lui de grandes choses, on redoutait aussi le pire, mais il apparut vite que cela ne changeait rien, et lorsqu’à vingt ans, il manifesta le désir d’entrer dans l’administration, nombreux furent ceux qui se désintéressèrent complètement de son cas.
Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 85.
Colline et arbres fruitiers, et puis, là-bas vers le haut, sous les pommiers, trois épaves de voiture dont une brûlée, que quelqu’un garde.
François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 35.
16. Choses que l’on méprise
Une maison dont la façade est au nord.
Une personne dont les gens connaissent la trop grande bonté.
Un vieillard trop âgé.
Une femme frivole.
Un mur de terre écroulé.
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 52.
Et là, on ne m’empêchera pas de m’élever avec force contre la légèreté de cette dame, consciente ou non de son état intéressant – ô combien intéressant ! enfin quelque chose d’intéressant en ce monde, et qui intéressait l’humanité entière –, cette dame qui n’hésita pas à enfourcher une cavale fougueuse quand il s’agissait plutôt de garder précautionneusement la chambre en décrivant avec le doigt des cercles doux autour de son nombril et de se faire seconder par une matrone bâtie comme une tour pour porter sa tisane à ses lèvres ! Il s’agissait de couver Dino Egger – tout de même ! – et pour cela de se couvrir de plumes. Que lui eût-il coûté ? Quelques semaines au calme avec des livres (traités de physique et d’anatomie, auteurs grecs et latins, pour une imprégnation en douceur) et les visites d’amis (poètes, philosophes, savants, rhétoriciens, harpistes), entourée des tendres soins de son époux, et Dino Egger faisait irruption dans le monde, vigoureux garçon, frais comme l’œil – tonique ++ eût noté la sage-femme sur son carnet de santé – et montrant déjà d’exceptionnelles dispositions pour un garnement de cet âge.
Mais non ! On saute des barrières, on franchit des ruisseaux […].
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 21.
je vis les noirs martinets
tourner dans un ciel d’orage
en criant criant mais n’est-
ce pas d’un sombre présage ?
au matin j’étais à Vienne
sur le Rhône un aigle noir
labourait l’air de ses pennes
pour revoir Montélimar
mais soudain il dériva
comme un cerf-volant qui casse
sa ficelle et s’en reva
vers de plus vastes espaces
William Cliff, « Montélimar », Immense existence, Gallimard, p. 41.
Un nuage de grandes mouettes nous accompagne et fait au-dessus des mâtures un ciel mouvant et vertigineux qui chavire dans tous les sens.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 49.
Un homme ivre est un homme qui vole.
Il faut ne pas avoir bu du tout pour croire qu’il tangue et qu’il chancelle, en réalité il vole, lui, et sur ses invisibles ailes, il arrive partout plus vite qu’il n’espérait lui-même.
Que dans l’intervalle le temps ait passé, peu importe, le temps, lui, il ne connaît pas, et ce sont les autres, c’est sûr, qui sont dans l’illusion, ceux qui se tourmentent pour de pareilles choses.
Il ne se fait même aucun mal, car l’homme ivre, la Vierge Marie est là qui l’a pris dans son tablier.
Le difficile, par contre, c’était d’ouvrir la porte. Il est resté longtemps à s’escrimer avec cette clé, il la tournait dans la serrure, dans un sens, dans l’autre, mais la serrure ne voulait pas céder. Et la porte de la maison lui a donné plus de mal encore, avant qu’il s’aperçoive, pour finir, qu’elle n’avait pas été fermée.
Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 173.