néant

Le sortilège qui rend peureuse la lampe, sournois les chaises et le lait, hostiles les tentures, on en subit encore l’emprise après avoir quitté la maison. La rue est différente, les façades, entre lesquelles les phares de la voiture tâtonnent, aussi feintes que les panneaux de toile peinte qui cherchent à nous faire croire, au théâtre, que la scène se passe en ville, la nuit alors que c’est l’inverse. Les murs fantomatiques, les fleurs noires des jardins, les statues de bronze, les allées désertes exhibent, sans fard, leur véritable visage, proclament, sans phrases, qu’ils sont autres, insoucieux de nos agissements, sourds à nos répliques, tels que nous les verrions après avoir joué notre partie, avec nos âmes absentées, nos yeux vides. C’est à huit ans, avant l’aurore, que j’ai découvert le néant qui marche sans bruit sur nos pas, enlève nos traces, et je ne l’ai jamais plus oublié depuis.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, pp. 42-43.

David Farreny, 24 nov. 2005
passoire

Je ne sais plus que verser des larmes sur chaque journée perdue, sur du temps enfui que je devrais pourtant retenir dans ma passoire de poète.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 116.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
ponctuelle

Or, la vie perdure, ponctuelle

et multiple

comme l’horloge de Strasbourg.

Norge, Poésies 1923-1988, Gallimard, p. 28.

David Farreny, 24 sept. 2006
recommencé

Hier, départ de New York vers 16 heures. Le diable pour trouver un taxi. Ciel gorge-de-ramier, mer de plomb, très lourd. On prend du recul : New York est gommé peu à peu. Le gratte-ciel, c’est une répétition, un jeu de Meccano, ce n’est pas de l’architecture : c’est un rez-de-chaussée recommencé 100 ou 120 fois. Il y a 47 ans tout, à New York, m’enthousiasmait, m’amusait. Les beaux panaches au cimier des casques (le chauffage central, au dernier étage) disparaissaient, l’été, les tons sont gris, vert bronze, beige, rouge sang. Des ruines d’un empire. Du haut du Chrysler Building, les docks comme des arêtes de hareng latérales.

Paul Morand, « 19 juin 1970 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 405.

David Farreny, 25 mai 2009
bas-monde

D’un côté, les choses vont bien pour moi. […] Je suis bien adaptée à ce bas-monde, je ne suis pas une petite nature. Ma grand-mère transportait du fumier. D’un autre côté, je ne vois que des signes négatifs. Je ne sais plus pourquoi je suis sur terre. Je ne suis indispensable à personne, je suis là et j’attends, et, pour l’instant, je n’ai ni but ni tâche en vue. Je n’ai pas pu m’empêcher de me remémorer avec intensité une conversation que j’ai littéralement soutenue avec une intelligente Suissesse, et tout au long de laquelle, en réaction à tous les projets d’amélioration du monde, je m’accrochais à cette phrase : «  La somme des larmes reste constante.  » Quelles que soient les formules ou les bannières auxquelles les peuples se rallient, quels que soient les dieux auxquels ils croient ou leur pouvoir d’achat : la somme des larmes, des souffrances et des angoisses est le prix que doit payer tout un chacun pour son existence, et elle reste constante. Les populations gâtées se vautrent dans la névrose et la satiété. Ceux auxquels le sort a infligé un excès de souffrances, comme nous aujourd’hui, ne peuvent s’en sortir qu’en se blindant. Sinon, j’en viendrais à pleurer jour et nuit. Or, je le fais tout aussi peu que les autres. Il y a là une loi qui régit tout cela. N’est apte au service que celui qui croit à l’invariance de la somme terrestre des larmes, n’a aucune aptitude à changer le monde ni aucun penchant pour l’action violente.

Anonyme, Une femme à Berlin. Journal, 20 avril-22 juin 1945, Gallimard, p. 176.

Cécile Carret, 27 août 2013
vieilles

Il y avait dans le paysage, jusque dans les années 70, une stabilité et une inertie toute séculaire. Les vieilles fermes au coin des routes. Les choses avaient une force placide, une pesanteur. Le sentiment du monde était écrasant.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 80.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
inverse

Cracovie, où les cuisses miraculeuses s’ouvrent !

Cracovie, c’est l’espionne au poteau d’exécution !

Mais les soldats ne tireront pas.

Sa furie a désemparé la grossière mécanique du temps.

Les hommes recommenceront la vie en sens inverse,

L’officier redeviendra sperme au delta putride de sa mère.

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 63.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013
coiffeur

J’ai cessé d’aller chez le coiffeur à l’âge de quatorze ans à cause de l’odeur de la laque, du crissement des doigts de la shampouineuse sur mes cheveux mouillés, et de la douleur de ma nuque sur le bac en forme de U. Je coupe moi-même mes cheveux, ce qui étonne mes amis puisque avec l’expérience, je me rate peu.

Édouard Levé, Portrait, P.O.L., p. 20.

Cécile Carret, 30 mars 2014
jour

Le bleu tournoya longtemps

au-dessus des pins sylvestres

le vent négligemment

l’effaça

Les ronciers décochaient des obus siffleurs

qui n’explosaient pas

l’étang brassait

une joaillerie suspecte

Je flattai ce grand chêne

séculaire

je n’évitai aucune ornière

je bêtifiai avec les moutons

je vieillis d’un jour.

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 44.

David Farreny, 1er mai 2015

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