gourmander

La mendicité générale trouble plus profondément encore. On n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une faiblesse, une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. Le ton du mendiant qui appelle : « sa-HIB ! » est étonnamment semblable à celui que nous employons pour gourmander un enfant : « vo-YONS ! » amplifiant la voix et baissant le ton sur la dernière syllabe, comme s’ils disaient : « Mais c’est évident, cela crève les yeux, ne suis-je pas là, à mendier devant toi, ayant de ce seul fait, sur toi, une créance ? À quoi penses-tu donc ? Où as-tu la tête ? » L’acceptation d’une situation de fait est si totale qu’elle parvient à dissoudre l’élément de supplication. Il n’y a plus que la constatation d’un état objectif, d’un rapport naturel de lui à moi, dont l’aumône devrait découler avec la même nécessité que celle unissant, dans le monde physique, les causes et les effets.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 153.

David Farreny, 29 nov. 2003
écorchées

Il y avait les ouvrages de géographie aux couleurs fallacieuses et suaves, les plaines roses et les monts outremer, les départements jaune soufre et les archipels de neige, un traité de mécanique en trois tomes illustré de gravures sur acier, pourvu de dépliants qui s’ouvraient, comme des ailes, sur des steamers en coupe et des locomotives écorchées, un volume d’anthropologie montrant les insulaires des Salomon et les nomades du Kalahari qui nourrissait mes lectures d’évasion, et puis les volumes aux plats ornés d’un buste de la République aux yeux étincelants, de drapeaux, d’astérisques aux branches aiguës, inégales, dorées, représentant des explosions.

Pierre Bergounioux, Le bois du Chapitre, Théodore Balmoral, pp. 21-22.

David Farreny, 21 oct. 2005
vide

Pour tromper son vide, battre son plein.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 65.

David Farreny, 19 nov. 2006
crée

Je vous recommande aussi ma méthode d’insistance au moyen de la répétition : en répétant systématiquement certains mots, certains tours, certaines situations, certaines parties, je les renforce tout en augmentant jusqu’aux frontières de la manie l’impression d’unité de style. C’est par la répétition, par la répétition qu’on crée le plus facilement n’importe quelle mythologie !

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 104.

Cécile Carret, 13 mai 2007
phrase

Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi, quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par-derrière : « De trois pouces », lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. « Alors ce n’est rien », répondit Montlosier : « monsieur, retirez votre botte. »

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 400.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
Autre

C’est de la mise en vedette de ses ennemis qu’Homo festivus tire la plus belle part de son pouvoir, et la plus durable. En festivosphère, c’est-à-dire dans cet Empire qui a perdu son Autre, son opposé, ses opposants, ses antagonistes, ses contradicteurs, et où même les vieilles notions de distance, d’écart, d’éloignement n’ont plus guère de signification, les discordances doivent être recréées comme le reste. Elles doivent être reconstruites de toutes pièces, puis conservées précieusement à titre de dangers protégés, parce que cet Empire a besoin de repoussoirs pour qu’on l’apprécie à sa juste valeur ; et de marges assez sordides pour dissuader quiconque d’avoir la tentation de le critiquer de l’extérieur : seule la critique interne, solidaire du « système », lui paraît encourageable.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 114-115.

David Farreny, 19 janv. 2008
hauteur

Il faut se fixer des idéaux atteignables quand on ne saute pas deux mètres cinquante en hauteur de vue.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 10.

David Farreny, 9 juin 2008
champion

Champion

de la

détestation

en tout genre

briseur de vie

dont

la mienne

réducteur

de tout ce

qui n’est pas

à ma taille

bulle

ne remontant

définitivement plus

à la

surface

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 37.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
aventure

Je vivais, sans chercher à lui échapper, la situation qui m’était faite. Et ce qui m’avait paru d’abord insoutenable s’imposait à présent comme une œuvre nécessaire qui ne concernait pas seulement les objets autour de moi mais ma vie spirituelle tout entière. Comme je l’avais pressenti devant la feuille blanche, j’avais à accepter sans réserve la vacuité fondamentale des êtres, et par-dessus tout, celle de mon être propre. J’avais à m’incorporer, jusqu’à la plus parfaite identification, cette blancheur nulle à l’orée de laquelle je me tenais toujours debout, silencieux — absent, profondément, aux quelques objets qui subsistaient encore. Un consentement infini montait en moi dans l’immobilité de mes sens et dans la suspension de toute activité de l’intellect. Je m’aventurais vers un oui de tout mon être à ce qui en était la radicale négation. Et pour lors, je n’étais rien de plus que cette aventure.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 69.

Élisabeth Mazeron, 22 mars 2010
image

Lorsque deux chaises sont disposées au milieu du petit salon de Keats, exactement de la même façon qu’en le célèbre tableau de Severn, si souvent reproduit, montrant Keats lisant là, sur une chaise, le coude appuyé sur une autre en face de la baie, une vibration de vérité se produit, qu’aucune notice didactique ne déclenchera jamais […]. Bien sûr, la référence, dans la simple et efficace mise en scène des deux chaises, n’est toujours pas le “réel”, cet éternel déserteur de la pensée comme de la rêverie (mais pas de la douleur, bon). La référence, c’est seulement le tableau de Severn, et Severn n’a jamais vu Keats lisant dans la maison de Hampstead. Cependant il s’est beaucoup renseigné auprès de Brown, qui lui a envoyé des descriptions méticuleuses, presque maniaques : il fallait que la postérité sût bien dans quelle position lisait Keats à Wentworth Place. Et surtout il y a cette phrase insondable de Keats qui nous permet d’entrevoir que la solution c’est le problème lui-même, et que l’essence des choses c’est de nous échapper indéfiniment, comme le sens :

« And there I’d sit and read all day like the picture of somebody reading » (comme l’image de quelqu’un qui lit).

Nous ne faisons jamais qu’imiter quelqu’un qui vivrait (et qui lirait, surtout).

Renaud Camus, « Wentworth Place, à Hampstead, Londres. John Keats », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, pp. 394-395.

David Farreny, 6 juin 2010
félicité

La phrase de Chateaubriand : « Je serai heureux d’être parti avant qu’une telle félicité ne soit advenue » (l’égalité des temps futurs), nous nous la répétons, Hélène et moi, tous les jours.

Paul Morand, « 10 juin 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 72.

David Farreny, 7 août 2010
soleil

Nous n’avions point de chevaux, il a fallu attendre plusieurs heures dans cette cabane, la dernière avant le passage des montagnes ; elle ne renfermait qu’un vieillard ivre qui ne comprenait rien à mes demandes de chevaux et de charrettes, et dont l’idée fixe était de me faire prendre de son tabac dans son horrible tabatière. Je suis sorti pour échapper à cette hospitalité ; je me suis assis devant un chalet sur quelques peaux qui se trouvaient là ; en face de moi, un torrent tombait d’un immense escarpement, une clochette retentissait au loin ; à quelque distance, des vaches ruminaient, couchées sur la mousse mouillée. Il faisait humide et froid, il pleuvait sur les montagnes. Au bout d’une longue vallée, pleine de maigres sapins, s’élevaient des cimes nues ; le soleil les éclairait-il ? Ou seulement leur couleur était-elle un peu plus pâle que celle des cimes environnantes ? J’ai douté longtemps. Je me suis demandé quelle heure il pouvait être, je n’en avais aucune idée, nous avions depuis le matin été témoins de la même désolation, et nul souvenir distinct et varié ne pouvait marquer pour nous les instants ; d’ailleurs ces jours brumeux se confondent avec le crépuscule. J’ai regardé à ma montre, il était six heures. Je n’ai pu m’empêcher de penser tout à coup à Naples et de me dire : « C’est l’heure du Corso ; à présent, les voitures roulent au bord de la mer, sur cette belle plage où est Chiaja ; la gaieté du soir commence à faire retentir Sainte-Lucie, le Vésuve est violet, la mer bleue, verte, étincelante, et le soleil, qui le croirait ? ce même soleil, disparaît derrière le Pausilippe embrasé ! »

Jean-Jacques Ampère, Littératures et voyages. Esquisses du Nord, Didier.

David Farreny, 21 avr. 2013
affabulations

Parce que nous possédons une faculté de contempler les choses de la nature et les faits qui se produisent ici-bas, nous nous piquons d’en saisir le pourquoi et le pour quoi. En réalité, nous ne saisissons, ou croyons saisir, que ce qui se trouve à portée de notre raison — autant dire bien peu. Celle-ci, en soi, n’est pas en cause. Quand elle examine froidement ses propres capacités, elle en mesure bien les limites. Mais comme elle est d’ordinaire la servante soumise de notre naïf et prétentieux désir de comprendre, elle outrepasse ses faibles forces et, très vite dépassée, elle passe le relais à l’imagination toujours habile, quant à elle, à faire passer ses affabulations pour des vérités.

Frédéric Schiffter, « Le prophète de l'à-quoi-bon (Sur l'Ecclésiaste) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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