domestique

Les domestiques m’ont toujours été terriblement pénibles. Quand j’en vois un le désespoir m’envahit. Il me semble que c’est moi le domestique. Plus il est plat, plus il m’aplatit.

Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 319.

David Farreny, 20 mars 2002
montagnes

Ce que je reproche à Zbyszewski : sa vision des montagnes est plate.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 219.

David Farreny, 22 mars 2002
creusent

Je n’ai pas de nom. Je m’appelle Personne.

Les riches ont l’or,

mes maigres mains creusent le rio.

Mes maigres mains creusent un sillon de mort.

J’ai enterré tant d’enfants que ma mémoire

est une encre sauvage.

Je n’ai plus de mains. Je n’ai plus d’âge.

J’ai la sagesse des grands arbres brisés par les Américains.

Je suis un Peau-Rouge. Jamais je ne marcherai

dans une file indienne.

J’ai très mal au cœur, au sexe, aux entrailles.

Je prie. Je suis Sioux.

Je prie. Je crois à la revanche.

Je suis celui qu’on ne peut pas tuer au cœur de la bataille.

André Laude, « Je m’appelle Personne », poèmes posthumes publiés par la revue « Points de fuite », 1995.

David Farreny, 19 fév. 2004
récapituler

Les journées que je passe, comme celle d’hier, à travailler furieusement le bois, me laissent courbaturé, rompu. Je dors à des profondeurs énormes, si loin de la surface qu’il me semble que rien ne me surprendrait vraiment au réveil. Et je suis un moment à récapituler les composantes du présent, l’âge qui est le mien, les enfants que j’ai, le métier que j’exerce, la couleur et le goût des jours où je suis.

Je lis l’Anthropologie de Sapir et corrige la thèse de Georges — l’expression, le français.

Il pleut sans discontinuer. Tout est trempé.

Pierre Bergounioux, « jeudi 28 mai 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 47.

David Farreny, 11 mars 2006
trouble

Le vent qui s’est établi au nord-est éclaire et obscurcit, alternativement, le ciel, ce qui oblige à modifier en conséquence l’état intérieur et trouble inutilement son repos.

Pierre Bergounioux, « lundi 28 août 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 607.

David Farreny, 12 déc. 2007
thé

En face de moi, un bol de thé. [Interruption : bu le thé.]

Renaud Camus, « jeudi 17 mars 1977 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1582.

David Farreny, 1er mars 2008
matière

Il la renifla, la goûta du bout de la langue. Rien. Il la posa sur un bureau. D’où elle chercha à descendre. Tomba. Chtkk. Il la ramassa, la reposa. Après un petit temps, comme afin de ne pas contrarier celui qui l’avait posée là, elle reprit le chemin du bord du bureau et tomba. Chtkk. Il recommença, la déposa de nouveau, et toujours le même cinéma, cherchait le sol, s’écrasait.

Surtout, elle rendait un son à retardement : elle tombait ; une seconde passait ou un quart ou un dixième de seconde passait, et le bruit de sa chute, ce chtkk, leur parvenait, comme si, intérieurement et plus loin, un second objet entrait en collision pour délivrer du bruit, avec le même infime mais perceptible retard du son du starter sur la fumée ; une sorte d’incohérence des événements ou d’esprit d’escalier, le souvenir que les lois physiques décrivant le monde imposaient de rendre un son après une percussion, ou un besoin de réfléchir, une malice. Ils la jetèrent contre le mur où elle tenta de s’aplatir, friande de nouveaux espaces mais comprenant peut-être subitement la gravité ou l’incorporant dans son programme, ne trouva pas à s’accrocher et dégringola. Le son du heurt sur le mur n’arriva qu’en chemin vers le sol, chtkk, et le son de la chute au sol qu’après encore, chtkk.

C’était une matière étrange, presque mal fichue, une sorte d’erreur, mais pas totale, qui cherchait le plat. On avait dû se borner à ne lui apprendre que le plat, à n’être bien que sur du plat, au sol, et elle s’y cantonnait, n’y bougeait plus. Cette façon de se blottir à plat, pitoyable, affectueuse, donnait envie de l’adopter.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
vie

Ainsi s’approche-t-on de la monstrueuse utopie que j’ai toujours en frémissant caressée, un journal qui serait la vie, la remplirait tout entière, se substituerait à elle. Les lignes sont la couleur même du temps, la vie est l’écriture même, biographie, graphobie. Ce n’est plus de la littérature que relève l’entreprise, à supposer qu’elle y ait appartenu jamais ; à moins que la littérature n’ait précisément cette fin, et ne soit justement cela, cette impérialiste totalité qui tend au monde un miroir sans tain, qu’elle emplit tout entière ; non par la beauté de ses phrases, mais par le seul effet de leur masse.

Un lecteur ? Mais lui-même et tout son temps seraient happés par l’absurde projet de lire ces pages. Son existence ne coïnciderait plus qu’avec ce papier ; sauf s’il n’observait, de ces phrases, que leur accumulation en cahiers, en volumes, et s’il avait le moyen de s’assurer, par le biais d’un index, qu’elles ne sont pas méandres abstraits de la plume et de l’encre, mais que des sens les ont bien habitées, que des colères, des coïncidences et des joies les ont dictées, qu’elles ont prétendu, sans trop y croire, refléter des heures, des humeurs, des villes, de vagues opinions, des états de ciel et de l’âme. Le monde ? Allons donc ! Une table, une fenêtre, une table près d’une fenêtre, et la vue, les vues.

Renaud Camus, « mardi 26 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 232-233.

David Farreny, 5 nov. 2010
illimitation

Il est étrange de penser que ce qui fut, durant deux siècles, la souffrance de l’ère industrielle, la vibration puissante et grave des machines, ébranlant jusqu’à le ruiner le corps des travailleurs, est devenue la réjouissance des oisifs. Le pire est peut-être la cadence invariable des coups portés, l’égalité de la hauteur de la vibration, le bruit sourd et toujours identique, sans modulation, comme un symbole de l’illimitation du mal, ce qui se répète et qui ne change pas, comme un glas infernal et infini.

Jean Clair, « Agressions », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 26.

David Farreny, 21 mars 2011
déchiré

Je crois que cette insomnie tient uniquement au fait que j’écris. Car si peu et si mal que j’écrive, il n’en reste pas moins que ces petits ébranlements m’éprouvent ; je sens, vers le soir et surtout le matin, l’approche, la possibilité imminente de grands états exaltants qui me rendraient capables de tout, mais ensuite, au milieu du bruit général qui est en moi et auquel je n’ai pas le temps de donner des ordres, je n’arrive pas à trouver le repos. En fin de compte, ce bruit n’est qu’une harmonie réprimée, contenue, qui, laissée libre, me remplirait entièrement, plus même, pourrait me dilater sans cesser de me remplir. Mais pour l’instant, à côté des faibles espoirs qu’il fait naître, cet état ne me fait que du mal, ma nature ne disposant pas d’une compréhension suffisante pour supporter l’actuel mélange ; pendant le jour, le monde visible me vient en aide, la nuit, rien ne s’oppose à ce que je sois déchiré.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 89.

David Farreny, 7 oct. 2012
rêve

Je comptais bien découvrir les lignes principales du relief, des variations plus discrètes que j’avais relevées sans comprendre, sans savoir à quels événements lointains, quels épisodes transgressifs ou diluviens, vieux de deux cent cinquante millions d’années, elles tenaient. Mais je n’espérais pas trouver, sur le papier, certains détails étroitement circonscrits, très incertains, rêvés, peut-être. Un exemple. Entre une étroite passerelle en béton qui surplombait la digue et le pont Cardinal (une allusion oblique à Dubois), trois cents mètres en aval, j’avais observé, sous l’eau, une passée claire qui jurait avec le sombre des galets arrachés au cours supérieur, l’ocre des façades des maisons échelonnées le long du quai. L’impression datait de l’enfance. Je n’avais pas vérifié depuis longtemps. Ç’aurait pu être une lubie du jeune âge, un rêve qui a migré, insensiblement, dans la réalité et s’y est encastré. Et puis je suis parvenu à la page, assez loin, où l’auteur mentionne des lentilles calcaires, d’origine lagunaire, dont on peut observer un affleurement dans le lit de la rivière. Je me suis levé. J’aurais aimé parler à quelqu’un, lui confier une partie, au moins, de l’émoi que c’était de trouver pareille confirmation. Non, on ne rêve pas inévitablement ni toujours. Oui, ce qu’on sent, pense, fait, se rapporte à ce qui se passe, si incongru qu’il paraisse, malgré tous les démentis.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 46-47.

David Farreny, 8 juin 2013
servir

Flamant rose, héron cendré, serait-il donc impossible de se faire servir un échassier à point ?

Éric Chevillard, « vendredi 20 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2016
imaginations

Au nombre des impressions qui accompagnaient mes lectures, celle, souvent, que l’auteur se montrait moins soucieux de m’ouvrir son monde que de ruiner le mien. Une phrase sur deux, lorsqu’elles me parlaient, parfois, avait une allure de paradoxe, prenait le contre-pied de ce que je pouvais croire encore. Combien de fois n’ai-je pas levé la tête, les joues gonflées, le front plissé, la cervelle meurtrie comme l’arrière-train par le banc de chêne, me demandant s’il y avait lieu de prendre pour bon ce que racontait le livre ou de rester sur ma position ? C’est alors que l’avis d’un adulte aurait été nécessaire. Mais il suffisait de les voir, paisibles, un peu renfrognés, fermés aux signes de plus en plus nombreux, pressants, redoutables qui nous parvenaient du dehors, sûrs d’eux-mêmes, de la réalité et je ramenais mes yeux sur la page, les joues toujours distendues, l’intersourcilier froncé.

Il ne m’aurait pas coûté, comme à mes voisins de table, de passer par profits et pertes les opinions que j’avais reçues, par la force des choses mais auxquelles, par la force d’autres choses ou, plus précisément, de leur signe, je n’adhérais pas vraiment. Mais, si mal que ce soit, elles étaient gagées sur des choses, des murs de pierre, des êtres de chair et de sang, des paysages fortement contrastés, des moments tandis que celles que je tirais des livres ne renvoyaient à rien de tangible, d’éprouvé. Il se pouvait que le papier en épuise toute la réalité et on ne bâtit pas sur des imaginations.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 37.

David Farreny, 22 mars 2024

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