viciait

Oh, c’était bien cela. Lagrand le savait. Tout le monde souhaitait ici la mort du garçon, de ce pauvre, vilain et ridicule enfant bêtement surnommé Titi, et peut-être même jusqu’à la petite Jade qui souhaitait innocemment que Titi meure, ce garçon aride, déprimant comme une tache irrémédiable au revers de tout plaisir possible, de quelque espèce de goût bien légitime qu’on pouvait arriver à prendre à l’existence et que lui, ce manquement tenace, viciait, lui, Titi, qui avait survécu, en les gâtant, à toutes les occasions de joie.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 214.

David Farreny, 24 déc. 2002
restes

Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.

David Farreny, 15 juin 2006
gît

Par

1 000 m de fond

l’émerveillement gît

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 22.

David Farreny, 20 août 2006
fonction

Terminé le papier sur le Lot, dont l’hypothèse est que le sentiment initial de la vie est euphorique. Ce qui a pour fonction de nous y attacher — une prime d’installation. Puis l’expérience, l’exercice de la réflexion provoquent un désenchantement graduel. Lorsqu’il s’achève, on peut s’en aller.

Pierre Bergounioux, « samedi 23 novembre 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 112.

David Farreny, 20 nov. 2007
balnéaire

Mardi – Un ciel blanc de chaleur, déjà, des jointures que l’on serre. Dans le virage qui mène à Stalingrad un store enrouleur me fait de l’œil (c’est possible). Je prends ce vélo suspendu au balcon du cinquième et hop, à la mer. J’emporte la gare et les rails au cas où et cette cheminée de nickel. La superposition des façades opposées dans un reflet de vitre est encore balnéaire.

Vendredi – Une vitre réfléchie assène son velouté au mur du dessous, qui traîne sa lèpre le long du quai. Je suis belle et je t’emmerde, dit-elle. J’ai des locataires d’Atlantique, toi tu attires les rats. Rien à dire.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 14.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
trouvée

La lumière est de la matière incorporelle, voire immatérielle ; cela paraît être une contradiction, mais nous ne pouvons pas nous arrêter à cette apparence. Les physiciens disaient que la lumière ne pouvait pas être pesée. Mais on a, avec de grandes lentilles, concentré de la lumière en un foyer, et on l’a fait tomber sur l’un des plateaux de la plus fine des balances ; or, ce plateau, ou bien ne fut pas abaissé, ou, s’il le fut, on trouva que le changement produit dépendait seulement de la chaleur que le foyer concentrait en soi. La matière est pesante dans la mesure où elle ne fait que chercher l’unité en tant que lieu ; mais la lumière est la matière qui s’est trouvée.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 398.

David Farreny, 28 fév. 2011
labour

Retour, rebouffe, petit cognac et foncé dans le tas. Parlé dix minutes devant deux cents personnes, puis film. Dix bouquins vendus à l’entracte – dédicacés. Les noms, les noms bizarres qui existent qu’on ne supposerait jamais. De grosses demoiselles les yeux baissés, des types en blouson. Des médecins. Ce qui plaît le plus c’est la steppe. Tout ce public confiant comme des bœufs de labour. Je me couche.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 57.

Cécile Carret, 18 juin 2012
continuum

Cette situation inédite, il faudra se résoudre un jour à l’affronter, au lieu d’en refouler les signes criants sous une boulimie culturolâtre qu’attise la croissance sans limites de sa pâture : davantage de romans à chaque rentrée littéraire, davantage de films d’une saison à l’autre sur les écrans, davantage de créations plastiques disséminées dans les espaces les plus improbables – la perpétuelle surenchère de l’actualité tenant lieu, à elle seule, de bilan de santé euphorique. Inféodée à cette actualité autodévoratrice, la critique ne peut plus ou ne veut pas voir que le sol manque sous nos pieds depuis plusieurs décennies, et que la reconstitution d’une terre ferme n’est manifestement pas à l’ordre du jour. Cet aveuglement est la clé de son pouvoir, la condition du maintien de son existence. S’il y a bien un postulat vital de la critique actuelle, c’est que nous baignons dans un merveilleux continuum créateur, jamais distendu, jamais affaibli, dont la richesse multiforme, omniprésente, nous met en demeure d’être toujours plus vigilants, plus attentifs et plus curieux. L’immense majorité des comptes rendus de livres, de films, de spectacles ou d’expositions peut ainsi être lue, par delà l’affirmation de goûts et de dégoûts où seuls les nigauds voient encore des lignes de force et d’opposition, comme une bénédiction accordée à ce flux culturel délirant qui défie toute capacité d’absorption humaine. Et, plus grave, comme une occultation des seules questions qui vaillent vraiment : celles qui touchent à la tenue et à la consistance de notre présent, à l’apport réel de ces « œuvres » oubliées aussitôt qu’encensées, à la possibilité que garde ou non le travail créateur de s’inscrire dans le devenir collectif. Il ne reste quasiment plus d’espace ni de temps pour ces questions aujourd’hui. Et il y a quelque chose de pathétiquement cocasse à voir défendre les droits imprescriptibles de l’Art, de la Littérature et de la Culture contre les forces diaboliques du néo-libéralisme, là même où le jeu complice des créateurs et de leurs commentateurs béats s’inscrit dans une logique indiscutée de croissance folle, d’accélération vertigineuse de l’offre et de pullulement des bulles spéculatives à force de valorisations extravagantes. Le jour où la critique sera capable de casser ce jeu infernal par un acte public de sabordage, on pourra commencer à lui accorder un peu de crédit.

Pierre Mari, Orgueil critique.

David Farreny, 14 déc. 2012
contaminé

Nous récupérerons demain les rideaux du salon, les tableaux, après quoi, je suppose, nous ne reviendrons jamais plus dans cette maison. Entre autres étrangetés de la mémoire, il y a celle-ci : l’instant où nous y avons emménagé me semble proche tandis que celui, qui le précède immédiatement, où nous avons quitté la rue Gambetta, semble appartenir à un âge extrêmement éloigné, contaminé qu’il est, sans doute, par l’obscure éternité de l’enfance à laquelle, par l’effet du lieu, il touchait.

Pierre Bergounioux, « lundi 25 octobre 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 526.

David Farreny, 24 fév. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer