Tant qu’il occupe un espace en surface, un corps peut être considéré comme vivant. Avant cela il n’y a pas de terme pour le définir, ou alors les brouillards du Rhône, proposition poétique mais non heuristique.
Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 36.
Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.
Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.
Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.
Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.
Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.
je fume une cigarette
tout nu dans mon lit
la nuit est tombée
le réveil fait tic-tac
j’entends des pas dans l’escalier
des voix qui s’engueulent
des bruits de radio de télé
un robinet qui coule
l’amour attend blotti
dans mes deux couilles
j’ai envie de baiser ce soir
mais le téléphone sonne absent
la ville aura-t-elle
pitié de moi ?
William Cliff, Marcher au charbon, Gallimard, p. 95.
J’ai perdu l’inspiration en me taisant et Phébus ne me regarde plus.
Ainsi en fut-il des Amycléens : ils se taisaient et leur silence les perdit.
Anonyme latin, La veillée de Vénus.
Peu de temps auparavant, j’avais vu la fille de mon parrain – elle avait mon âge – toute nue. Elle avait un corps tout pareil au mien, mais chez elle la lisseur se continuait entre les jambes. Je trouvais cela très élégant et plus dans la ligne de la nudité que cette petite poussée de peau qui dépassait chez moi et qui ne s’associait à rien, et surtout pas à cette raideur qui le soir me venait pourtant au même endroit.
Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 88.
Une fois, au cours de la soirée, il vit s’entrouvrir la porte de gauche, et une fois la porte de droite ; quelqu’un avait bien senti le besoin d’entrer, mais avait trouvé l’entreprise trop chanceuse. Grégoire se résolut donc à faire halte devant la porte de la salle à manger, décidé à entraîner comme il pourrait le visiteur hésitant ou tout au moins à l’identifier ; mais la porte ne s’ouvrit plus et l’attente de Grégoire fut vaine. Le matin, quand les portes étaient fermées, tout le monde voulait envahir sa chambre, et maintenant qu’on avait réussi à les ouvrir personne ne venait le voir ; on avait même mis les clefs dans les serrures, de l’extérieur.
Franz Kafka, « La métamorphose », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 209-210.
Ils étaient liés par cette morne parenté des pauvres, pour qui les liens de sang ne signifient que fort peu : n’ayant pas de souvenirs agréables en commun, ils se contentent de vivre côte à côte, sans cesser de travailler, repliés sur soi, imperméables, à des années-lumière les uns des autres.
Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 91.
On se nourrit des anciens et des habiles modernes ; on les presse, on en tire le plus que l’on peut, on en renfle ses ouvrages ; et quand l’on est auteur, et que l’on croit marcher tout seul, on s’élève contre eux, on les maltraite, semblables à ces enfants drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice.
Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 207.
Le rapport entre le mystère et l’ignorance : est-ce leur méconnaissance d’elles-mêmes qui obscurcit les choses ? Doivent-elles ignorer qu’elles sont mystérieuses ?
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 137.
Le vertige du moment où, soudain, s’ouvre la porte d’une salle de cinéma devant laquelle on attend et lâche dans le monde un silencieux essaim de spectateurs de la séance précédente, encore tout hagards et obnubilés par le flux de visions qui, il y a un instant, a cessé d’être. Ils ne sont pas les seuls à se trouver décalés : cette lueur blême et frileuse qui voile leur regard se répand aussi à travers le hall, comme si le réel lui-même chavirait un instant avant de se ressaisir.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, pp. 137-138.
Tout voyage est une talonnade de plus dans la boule de ce monde que nous finirons par envoyer rouler pour de bon derrière nous.
Éric Chevillard, « mercredi 23 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
Avouer certaines choses, cacher certaines choses, tout dire, tout taire… — te fatigue pas — même manœuvre.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 114.
Mes ailes de géant les empêchent de m’acheter.
Philippe Muray, « 15 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 30.