tomber

Le sexe en tant qu’institution, en tant que concept général, le sexe en tant que problème, le sexe platitude, c’est tellement assommant que les mots me manquent pour en parler. Laissons tomber le sexe.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 31.

David Farreny, 14 avr. 2002
désavouée

À une époque, rien de ce que je pouvais entendre et voir ne m’était indifférent, quand bien même je recueillais un mot sur cinq, une vision sur cinq de tout ce qui retentissait à mes oreilles et à mes yeux. Maintenant que je suis coupé de l’univers, je subis le besoin de connaître le moment où cette aptitude à éprouver le flot de la vie s’est éteinte au centre de ma personne. Non pour appréhender la déperdition infligée à ladite personne par ce rétrécissement, mais sous l’influence d’un pur besoin de date. Afin de penser : « La rétractation s’est produite à tel âge, oui, à compter de tel jour mon existence s’est désavouée. »

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 148.

David Farreny, 15 nov. 2002
sincérité

Ce que j’ai fait de bien pire encore, dans ces années-là, c’est d’appeler fils de pute un camarade de classe dont la mère était notoirement entretenue. Par la suite, et chaque fois qu’il était à proximité, je traitais quiconque se trouvait là de fils de pute, pour le convaincre que ces mots n’avaient dans ma bouche aucune signification. On voit par ce récit ce qu’a de vain toute sincérité.

Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 96.

David Farreny, 30 juil. 2005
courage

Le plus dur est toujours la peine qu’on cause. Il faut la voir aussi, hélas, comme le chantage le plus cruel, et se souvenir qu’elle n’a d’autre origine que l’erreur ou le préjugé. La vérité c’est qu’il est vain, dans quelque situation qu’on soit, d’espérer faire l’économie d’un moment de courage.

Renaud Camus, « mercredi 21 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 266.

David Farreny, 30 juil. 2005
enfance

Une aube pâle suintait par les stores entrouverts, et moi, en traçant ainsi le bilan de mon existence, je rougissais et je poussais, dans les draps, des ricanements indécents, mais, j’éclatai soudain d’un rire animal, mécanique, un rire de pieds, comme si on m’avait chatouillé les talons et comme si ce n’était pas mon visage mais ma jambe qui riait. Il fallait en finir au plus vite, rompre avec l’enfance, prendre une décision et recommencer à zéro, il fallait faire quelque chose !

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 21.

Cécile Carret, 23 avr. 2007
ramifié

Je suis passé devant notre maison, j’ai jeté un coup d’œil sur la liste des noms des locataires actuels. Ils sont toujours là, les M., les W., les R. Treize ans ont passé. Ceux qui étaient jeunes, qui jouaient avec moi dans la rue, doivent être mariés, avoir des enfants, et je me vois débarquant dans leur salle à manger, ramifié par le souvenir, et eux cassant toutes mes branches une à une.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 59.

David Farreny, 12 mars 2008
faintly

My Hand delights to trace unusual Things,

And deviates from the known, and common way ;

Nor will in fading Silks compose

Faintly th’ inimitable Rose.

[Ma main s’enchante à suivre des choses singulières,

À s’écarter des voies connues et coutumières,

Et ne veut, en des soieries fanées, former,

Imprécise, l’inimitable rose.]

Anne Finch, comtesse de Winchilsea, « The spleen », Miscellany poems, on several occasions, John Barber, p. 92.

David Farreny, 27 sept. 2008
acolytes

Le double et triple hiver limougeaud — celui du dehors, celui de l’étude et des longs corridors, celui de l’espérance — m’a livré un enseignement majeur. Le présent avait un nom et les cinq continents et les îles. Le premier mot me manquait pour qualifier la seule réalité que j’aie, sinon à proprement parler connue, du moins endurée en personne. Mais il se tenait sans doute quelque part, avec ses maigres, ses noirs acolytes, et il valait la peine, si donc il se pouvait, de mettre la main dessus.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 45.

Élisabeth Mazeron, 10 mai 2010
carpes

Carpes d’un or éclatant, hors de la boue, écailles d’or bordées de noir, nageoires corail, de l’art le plus fin, des couleurs les plus exquises, comme dans l’art sung. Brochets, gardons, truites ; les poissons blancs meurent vite, tournent sur le ventre immédiatement ; les carpes, vingt-quatre heures. Vent nord-ouest glacial. Grand feu de bois, bûches noires, dessous rougeoyant, le haut noyé de fumée bleue. Les camions de marchands de marée arrivent de partout, on pèse (8 F le kilo) au sortir du bac, les chalands viennent tremper leurs doigts dans un seau d’eau chaude posé sur les bûches ardentes. Les tables gluantes grattées par les palettes visqueuses, entre deux arrivées d’épuisettes, lourde chacune de 20 kg de poisson. Odeur fade du poisson d’eau douce, de la vase ; l’eau des bacs bouillonne de vie, d’écume, traversée du saut d’agonie des poissons, sillonnée d’arêtes dorsales, de nageoires roses ou noires, battant l’air. Tous les vingt hommes, dirigés par E., qui travaille de ses mains rouges, allant du canal de dérivation à l’étang qui se vide et se déverse au fond du pré. (Apremont, ce jour.)

Paul Morand, « 11 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 727.

David Farreny, 23 sept. 2010
ligne

Peu de temps auparavant, j’avais vu la fille de mon parrain – elle avait mon âge – toute nue. Elle avait un corps tout pareil au mien, mais chez elle la lisseur se continuait entre les jambes. Je trouvais cela très élégant et plus dans la ligne de la nudité que cette petite poussée de peau qui dépassait chez moi et qui ne s’associait à rien, et surtout pas à cette raideur qui le soir me venait pourtant au même endroit.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 88.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
casuistique

Il se jetait alors dans une casuistique assez souple pour voir avec les yeux de l’adversaire ce qui l’avait d’abord indigné, puis revenir à ses critiques en les pesant plus froidement, et esquisser pour finir un jugement serein. Là encore, il agissait moins par esprit de tolérance et compréhension que par besoin de se sentir supérieur, capable d’envisager tout ce qui est pensable, y compris les idées de ses adversaires, capable d’opérer la synthèse et de discerner ici comme là les fins de l’Histoire – comme il doit convenir à un véritable esprit libéral.

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 40.

Cécile Carret, 8 janv. 2012
rêvaient

Un moment, ils restèrent ainsi, en position horizontale, dévêtus, couchés côte à côte sous leurs légères couettes d’été.

Puis une étrange lueur brilla derrière leurs paupières closes, et ils se levèrent, se quittèrent, traversèrent les murs, les années, s’en allèrent dans différentes directions, par des sentiers inconnus d’eux-mêmes, revêtus désormais de toutes sortes de costumes imaginaires.

Le miracle quotidien s’était accompli ; ils rêvaient.

Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 48.

Cécile Carret, 4 août 2012
s’efforçant

Malentendu : écrire éloignerait l’écrivain de la réalité, le couperait de la vie, dit-on, alors que celui-ci fait au contraire, sans divertissement ni autre faux-fuyant, l’expérience de la vie même en acceptant justement la solitude essentielle de l’être – celle de la naissance et de la mort, celle à laquelle nous sommes ramenés toujours par les deuils et les ruptures, quand se défont les fusions, les osmoses – et en s’efforçant de rendre celle-ci féconde.

(L’osmose entre deux êtres ne dure que tant qu’ils se croisent.)

(D’autrui ne me parvient le plus souvent que la basse obsédante, martelée, insupportable.)

Éric Chevillard, « mardi 24 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 24 sept. 2013
démonétisée

Je n’ai rien à faire, serre quelques mains, bavarde avec des libraires, des journalistes, des auteurs. Je les regarde, ces auteurs : fatigués, ringards, pitoyables, attendant le chaland sous les projecteurs qui les enlaidissent : Anne Wiazemski qui se décatit de salon en salon ; Marie Nimier dont le profil se rapproche de l’oiseau de proie et chez qui rien n’est laid sans que cependant l’ensemble soit beau ; Jocelyne François qui ne me reconnaît pas ou ne le veut ; Jean-Christophe Rufin qui, lui, me rappelle que nous nous sommes vus à Beyrouth, l’an dernier, et qui me dit : « J’ai dépassé les 80 000 exemplaires ; et toi ? » ; Lacouture, « régional de l’étape » qui cligne des yeux et grimace comme un vieil ecclésiastique surpris à la sortie d’un bordel ; Dominique Fernandez qui semble épuisé d’être lui-même et pose une main fripée de vieille femme sur l’épaule de son giton, et tant d’autres dont la vue me désole, tâcherons des lettres, commis, clercs, mitrons, courtisans, sycophantes, ilotes d’une renommée impossible et d’une gloire hors d’atteinte, sans doute démonétisée…

Richard Millet, « 10 octobre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

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