occultes

C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
identité

La démagogie s’introduit quand, faute de commune mesure, le principe d’égalité s’abâtardit en principe d’identité.

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

David Farreny, 8 sept. 2006
létal

Est-ce le destin des rêves de dépouiller leurs vertus et leur charme lorsqu’ils s’accomplissent ? Enferment-ils un germe létal qui les détruit lorsqu’ils quittent la chambre où ils naquirent pour l’espace non protégé du dehors ? L’utopie semble vouée à nourrir l’utopie, le possible à engendrer du possible, tout réel à se nier. À peine les idéaux se sont-ils composé un visage qu’on y voit apparaître les stigmates inéluctables, dirait-on, de la tyrannique réalité.

Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 31.

David Farreny, 17 oct. 2006
habitude

Et ainsi l’on oscille entre des états d’âme ou des réseaux de conviction qui sont autant de langages possibles, de citations, d’emprunts, d’essais de vocabulaire et de syntaxe. Quand je suis dans un langage déterminé, celui d’en face me paraît plus séduisant, plus vrai, c’est cela, plus lié à la réalité, de plus d’adhérence au réel : comme si les deux n’étaient pas que langages (sans prise sur la réalité vraie) ; ou bien comme si — mais cela revient au même — le réel n’était pas une invention du langage, une habitude de langage.

Renaud Camus, « jeudi 6 mai 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 244.

David Farreny, 28 sept. 2007
habitable

La mer de l’Odyssée nous est barrée, celle de Racine non moins, celle de Bonnard tout autant ; les plages de Jules et Jim n’existent plus, ni leurs pinèdes ; c’est tout juste si nous pouvons attraper quelques vestiges ultimes des Vacances de M. Hulot, et pour le reste ne nous tend plus guère les bras que l’univers des Bronzés : nous y tombons d’un cœur allègre, en affectant de croire que c’est au moins Cabourg, et que Tendre est la nuit, sinon Nausicaa. La Hollande et ses ciels peuvent prodiguer encore, à condition de méticuleux cadrages, quelques belles impressions de Ruysdael. Mais le plus grand paysage classique européen, surtout dans sa forme la plus princeps et la mieux consacrée, c’est-à-dire romaine, il y a beau temps qu’il n’a plus de répondant sur la terre ; il en va de lui comme de ce mythe dont la mélancolie nous est désormais soustraite, elle aussi, la «  campagne romaine  » : champs de ruines parmi les pacages et les montagnes du soir, que nous disaient ces flâneries et ces vedute, sinon la fragilité des empires, des bonheurs et la nôtre, et la familiarité pastorale de la mort ? Les bretelles et les talus du grande raccordo annulare ne racontent plus rien de tel, ni leur tumulte ordurier. Circulation frénétique, embouteillages, klaxons, chantiers perpétuels, détritus généralisés : on peut dire que c’est la vie même. Mais c’est la vie sans art, sans forme, sans silence, sans faille ni sans refuge pour la solitude, sans habitable idée de la mort. Elles ne sont plus en nous, nous sommes tout en elles. Leur victoire est cette fois totale.

Renaud Camus, « Wittgenstein sur la côte de Galway », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 160-161.

David Farreny, 3 sept. 2009
alone

Peut-on contredire une relation si fraîche ? “Non” décidai-je et fus par chance dispensé de répondre par le sifflet du chemin de fer de l’Ostbahnhof : ainsi hurle l’esprit animal quand il migre de l’alone to l’alone ! Il gémit avec froideur et zèle, comme ces voix étrangères dans le conduit de la cheminée (qu’on entend parfois dans notre maison : choses calculées par l’architecte ou pur produit du hasard ? Un propriétaire futé pourrait mettre dans l’annonce : “Mugissements particulièrement romantiques dans le poêle : loyer augmenté de 5 marks !” – dieusoiloué ils ne sont pas futés à ce point !). Une nouvelle fois le disque d’ébène du sifflet vint planer par ici, tantôt arête, tantôt face (tandis que sous lui le front noir baissé devait foncer à travers les forêts en direction d’Aschaffenburg. Aveugle.).

Arno Schmidt, « Voisine, mort et solidus », Histoires, Tristram, p. 50.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
tuile

Le passage de l’idéalité dans la réalité se présente aussi, d’une manière expresse, dans les phénomènes mécaniques bien connus, à savoir que l’idéalité peut tenir la place de la réalité, et inversement ; et c’est seulement la faute de l’absence-de-pensée propre à la représentation et à l’entendement, si ceux-ci ne voient pas surgir, de cette échangeabilité des deux moments, leur identité. […] Dans la grandeur du mouvement, la vitesse, qui est le Rapport quantitatif seulement de l’espace et du temps, remplace aussi bien la masse, et, inversement, le même effet réel se produit lorsque la masse est augmentée et celle-là diminuée à proportion. — Une tuile, prise pour elle-même, n’assomme pas un homme, mais elle ne produit cet effet que par la vitesse acquise, c’est-à-dire que l’homme est assommé par l’espace et le temps.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Le lieu et le mouvement », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, pp. 202-203.

David Farreny, 7 fév. 2011
remontés

D’ailleurs à Java : partout ces grands coqs dégingandés qui courent entre les jambes, les charrettes, comme des jouets trop remontés avec leur plumage superbe.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.

Cécile Carret, 28 juin 2012
vérité

Et ce qui s’imposa à moi dans cette matinée de janvier, et que le reste de ma visite ne vint pas contredire, ce fut la sensation, en ce lieu de convalescence, d’une sorte d’équivalent populaire de La Montagne magique, et cela non au prix d’un effort de pensée ou d’une réflexion, mais avec la spontanéité et le naturel d’une musique que j’aurais soudain entendue. Suite à ce choc devant l’évidence de ce roman virtuel, j’eus la certitude que le territoire tout entier était truffé de tels romans et qu’à ce titre il méritait d’être revisité, non par acquit de conscience mais parce qu’un puissant écho de vérité se dégageait de ces instants. C’est ainsi que l’idée me vint de dresser une liste de lieux dont je pouvais penser qu’ils me réserveraient de telles surprises : c’étaient les lieux eux-mêmes qui m’envoyaient leurs signaux, et ils le faisaient avec d’autant plus d’insistance qu’entre-temps, grâce aussi (à partir de 1997) à mon travail d’enseignement à l’École nationale de la nature et du paysage de Blois (travail dont bien des échos s’entendront dans ce livre), je me retrouvais plus souvent qu’auparavant sur les routes et porté par la nécessité d’interpréter, comme un apprenti musicien, la partition de ce que je voyais.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
coiffeur

J’ai cessé d’aller chez le coiffeur à l’âge de quatorze ans à cause de l’odeur de la laque, du crissement des doigts de la shampouineuse sur mes cheveux mouillés, et de la douleur de ma nuque sur le bac en forme de U. Je coupe moi-même mes cheveux, ce qui étonne mes amis puisque avec l’expérience, je me rate peu.

Édouard Levé, Portrait, P.O.L., p. 20.

Cécile Carret, 30 mars 2014
ennuyé

Cet anarchiste espagnol fusillé en compagnie de prêtres et de fascistes et qui, entendant les prêtres crier « Viva el Cristo Rey » et les franquistes « Viva Franco », était ennuyé de ne trouver à crier sous les balles que « Vive la Sécurité sociale ».

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 106.

David Farreny, 24 août 2014
Inquisition

Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.

David Farreny, 1er mars 2024

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