Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi-même. Il t’arrivait de trouver des rendez-vous dont tu ne te souvenais plus et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient-ils passés ?
Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 30.
De nouveau la peine, le gouffre béant dont notre chemin suit l’arête.
Pierre Bergounioux, « vendredi 25 septembre 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 74.
Pas de milieu : ou on est seul, abandonné, ou on est aimé, c’est-à-dire traqué, isolé, enfermé.
Paul Morand, « 11 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 460.
Cependant, les jeunes abandonnent ces forêts nourricières à cause des filles qui ne veulent plus vivre dans la solitude ; qui veulent être « sapées » en citadines – vont crever la faim à Clermont-Ferrand et reviennent bluffer le dimanche au pays.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 61.
La mort est claire dans le ruisseau
et sauvage dans la lune
et claire
comme le soir venu l’étoile frémit
étrangère devant ma porte
la mort est claire
comme le miel en août
aussi claire est cette mort
et elle m’est fidèle
quand arrive l’hiver
oh Seigneur
envoie-moi une mort
que j’aie froid
et que la langue me vienne dans la mer
et près du feu
Seigneur
La mort dans la nuit attaque le tronc d’arbre
et le sommeil de quelques merles
dans les obscurités.
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, La Différence, p. 63.
L’intérêt qu’ils avaient suscité au restaurant se prolongeait dehors. On se retournait sur eux. Non qu’il y ait eu quelque chose en eux qui attire l’œil, mais on n’était pas habitué à les voir ainsi, dans la rue, et c’était avec eux comme avec ces vieux canapés qui sont curieux à voir quand une ou deux fois dans l’année, alors qu’ils sont ordinairement à l’intérieur, on les sort pour les aérer.
Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 68.
Ils ne savaient reconnaître le crime que dans le parti opposé, cependant qu’ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l’adversaire méritait le mépris. Tandis que chacun tenait les morts des autres pour tout juste dignes d’être enterrés de nuit et sans lumière, il fallait que les siens fussent revêtus du suaire de pourpre, il fallait que retentisse l’eburnum et que l’aigle s’envole, qui s’élance vers les dieux, vivante image des héros et des croyants.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 57.
Lorsqu’il se servait de sa raison, on eût dit un droitier contraint d’utiliser sa main gauche.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 129.