menaçante

Un mode de la présence sur terre agonise, qui n’avait pas que ses mérites, bien sûr, mais qui avait produit de grandes œuvres, de beaux espaces et de hautes pensées. Beaucoup d’entre nous lui étions attachés, et celui que nous voyons s’apprêter à le remplacer, et même régner à sa place, déjà, en maints endroits, n’a pas de si évidents mérites, par comparaison, qu’il nous console de cette perte. Non seulement nous ne devons rien faire pour la différer, pourtant, il nous faut y applaudir des deux mains. Comme le disait avec une franchise menaçante une publicité des années récentes : « Nous allons vous faire aimer l’an 2000. » C’est un peu beaucoup nous demander.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 127.

David Farreny, 4 mai 2002
idiot

Volontaire ou non, la solitude est un état contre-nature. Imposée, elle dénote, de notre part, une inaptitude à composer, à s’ouvrir, à faire avec. Délibérée, elle couvre un refus, trahit une sécession. On ne partage pas, plus, les fondements de croyance de la communauté. L’homme est un animal politique, du social individué. Étymologiquement, l’idiot, c’est l’homme privé, solitaire. Lorsqu’on est seul à se défier du monde, c’est de soi qu’il faut se défier.

Pierre Bergounioux, « Entretien avec Thierry Bouchard », Compagnies de Pierre Bergounioux, Théodore Balmoral, p. 152.

David Farreny, 2 juin 2005
ellipse

La belle formule « Je ne dois pas » qui, dans son caractère absolu, semble le signe le plus certain d’une transcendance de l’impératif moral, ne serait-elle pas plutôt une ellipse efficace qui sous-entend toute la considération d’un calcul compliqué ?

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 134.

David Farreny, 3 mars 2008
compromis

Paul a sept ans. Il faudrait que le temps s’arrête, qu’il reste dans la fraîcheur de cet âge. Parce qu’il est né, lui, d’accord avec lui-même quand nous sommes respectivement, son frère et moi, nos plus acharnés ennemis. Il lui suffit d’être, alors que nous avons à devenir, à nous changer de fond en comble, à chercher, par effort, travail sur soi, défiance, et violence, un compromis passable auquel, sans doute, nous ne parviendrons jamais. Nous sommes trop mal faits, venons de trop loin. Trop d’humeur noire, d’emportements, de véhémence, de susceptibilité. Paul, lui, est entré comme de plain-pied dans une paix qui nous fuit. La division, avec le trouble et le tourment qui s’ensuivent, la haine de soi, l’éternel mécontentement, lui ont été épargnés et c’est un bonheur.

Pierre Bergounioux, « lundi 20 avril 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 588.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
traîne

Un taxi me conduit jusqu’à Mériadeck, à travers le décor urbain qui ravive les souvenirs d’il y a trente-cinq ans. La traîne de la mémoire, derrière nous, prend, à la fin, une ampleur, une longueur encombrantes, effrayantes. Difficile de composer avec les images, les affects restés des mondes traversés. Où que je me transporte, maintenant, je vois accourir les fantômes des années mortes. Les heures qui ne sont plus se mêlent à celles, tardives, où je suis parvenu, dont elles accusent, par contraste, le désenchantement, la grisaille. J’ai vécu.

Pierre Bergounioux, « samedi 6 décembre 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 447-448.

David Farreny, 2 fév. 2012
nous

C’est ainsi que j’appris la différence entre pas égal, son égal, mesure égale. Marcher avec d’autres au même pas, fût-ce avec un seul autre, m’avait toujours été insupportable ; j’étais obligé de m’arrêter aussitôt, ou d’accélérer, ou de m’écarter ; même quand je me déplaçais au rythme de mon amie, je nous voyais comme deux êtres sans âme marchant contre le monde. Et quelque chose comme un unisson m’était impossible ; si c’était l’autre, et pas seulement pour chanter, qui me donnait la note, j’étais hors d’état de la reprendre, de la redoubler, de la poursuivre ; même quand, à l’inverse, c’était l’autre qui adoptait ma tonalité, j’étais interrompu sur le champ ; seule la dissonance de la dispute à laquelle cela me poussait en général me préservait du mutisme (aussi bien l’origine de la dispute était-elle souvent que mon amie disait « nous » en parlant de nous deux, un mot qui se refusait à franchir mes lèvres).

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 98.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
survivre

Nous nous sommes retrouvés en début d’après-midi pour Jean-Claude. La cérémonie avait lieu à seize heures à Tour-en-Sologne.

On est plutôt contents de se voir, on en est plus à être triste. On est si peu nombreux.

La sonnette retentit. Ma tente se penche à la fenêtre et les invite à monter. Ils sont trois, une femme et deux hommes, dans des costumes du dimanche tirés du vestiaire de l’Armée du Salut. Un petit quelque chose d’alcoolique dans les traits ; des amis qu’il avait connus, là-bas, chez le ferrailleur.

Au total, on est huit.

À force, les enterrements, ces dernières années, sont devenus des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n’ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d’être encore là.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 110.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
offre

Pourquoi avons-nous tant besoin, régulièrement, de voir la mer, si ce n’est parce qu’elle est à la fois changeante incessamment et cependant toujours même, et qu’elle nous offre ainsi – seule à le faire – le repos sans l’ennui ?

Éric Chevillard, « mercredi 12 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
contre

Il y a quelque chose de spirituel qui peut être dit pour et contre toute chose. Un homme d’esprit pourrait, bien sûr, prendre le contre-pied de cette affirmation, et saurait même me la faire regretter.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 290.

David Farreny, 13 janv. 2015
garanties

Que je me laisse dériver avec la même insouciance que si j’effectuais une croisière, cela déboussole l’opinion commune comme les doctrinaires. Rien ne leur semble plus impie que ce doute d’indifférence que j’affiche à l’égard du sens. La religion n’est pas tant de donner foi à tel ou tel dogme, qu’éprouver le besoin d’en trouver un, insubmersible. J’ignore ce besoin. Je dois avoir le pied marin. D’instinct je sais que les églises, les partis ou les avant-gardes, accueillant quantités de passagers à leur bord, présentent, sans en avoir le luxe, autant de garanties que le Titanic.

Frédéric Schiffter, « 38 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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