comme

J’ai parlé cette semaine, au téléphone, à propos de Plieux et de ce que je souhaiterais y faire, à toutes les autorités officielles de la culture dans la région. J’ai été en rapport avec tous les bureaux. Et chaque fois, chaque fois, il m’a fallu me présenter comme un jeune homme, expliquer que j’étais écrivain, faire feu de tous mes maigres titres de notoriété (il n’y a guère que la villa Médicis qui semble établir aux yeux de ces gens que je ne suis pas quelque excité farfelu). « Pas un mot qui connaisse nos livres », comme disent mélancoliquement les Goncourt, après une rencontre avec des cousins à eux ; mais les cousins devaient connaître leur nom, au moins, tandis que moi c’est éternellement « Camus C.A.M.U.S ? », voire « C.A.M.U ? », ou bien « comme l’écrivain ? ». Si j’écrivais mon autobiographie (mais je ne fais que ça, évidemment), je pourrais l’intituler Comme l’écrivain.

Renaud Camus, « samedi 27 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 60.

David Farreny, 1er août 2002
sent

Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.

Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.

David Farreny, 1er août 2002
arête

Comme trace de son passage en ce monde, plutôt que l’empreinte simiesque d’un pied, Crab préfère laisser une broderie discrète sur un chou.

On lui objecte alors, plus sérieusement, qu’il lui sera difficile de plier son corps aux coutumes des mollusques gastéropodes, de l’assouplir, de rétracter ses membres et sa tête afin d’obtenir cette plastique molle, cette élasticité si remarquable chez les limaces. Mais Crab a déjà résolu la question. Son squelette ne l’encombrera plus longtemps. Il va cracher cette arête.

D’abord, retirer veste et chemise. Puis Crab plonge profondément la main dans sa gorge, il empoigne sa clavicule gauche et, sans forcer ni faiblir, il se l’extrait par la bouche — tout se tient : la carcasse entière suit. Sauf le crâne, au reste de plus en plus bourdonnant et lourd à porter — mais Crab, ayant aspiré et provisoirement confié à l’estomac simplificateur son cerveau compliqué, n’a plus qu’à retrousser les lèvres pour expulser loin de lui cette tête obsolète d’homme mort.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, pp. 113-114.

David Farreny, 7 sept. 2002
forme

Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d’échanges de paroles des heures durant ? On revient s’appuyer sur un environnement proche et avec des proches s’entretenir de proches, afin d’oublier l’Univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l’intime qui n’a pas de forme.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1068.

David Farreny, 7 août 2006
eux

C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots ; ils sont tellement éloignés de nous, enfermés dans l’éternel à-peu-près de leur existence secondaire, indifférents à nos extrêmes besoins ; ils reculent au moment où nous les saisissons, ils ont leur vie à eux et nous la nôtre. Je l’éprouve plus douloureusement que jamais en vous écrivant, Chère ; infiniment Chère à qui je voudrais dire tout. Mais comment ?

Rainer Maria Rilke, « 7 décembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 10 fév. 2007
tard-venus

Mais justement, la vérité éventuelle de tout cela, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je ne m’intéresse à ces questions, comme Robbe-Grillet à la psychanalyse, qu’en tant qu’élément constitutif de notre paysage culturel, justement, et parce que c’est manié de toute part, partout et n’importe comment, sous couvert d’un pseudo-naturel. Prenons le rapport du récit à la castration, ou à l’œdipe. Ce sont des motifs essentiels d’Échange. Mais ils ne nous intéressent pas, Duparc et moi, pour leur éventuelle vérité. De leur vérité nous ne savons rien, et nous nous soucions peu. Je ne suis pas un intellectuel, moi. Ces choses-là ne m’intéressent qu’en tant qu’effets de sens, conventions flottantes, fond de l’air, et parce qu’elles acquièrent à l’usage une vérité fabriquée, une vérité elle-même de convention, une vérité d’usage, d’époque, de répétition. […] Mais oui, on peut très bien parler de cela, à condition que je n’aie pas l’air d’exposer là mon “dernier mot” sur la question — sur celle-là ou sur n’importe quelle autre, d’ailleurs. Je ne suis pas un type de “dernier mot”. Nous sommes des tard-venus du sens, Duparc et moi, des enfants de vieux. Nous arrivons après que tout a été dit. Je corrige, je rajoute, j’intercale, je ressasse, je change l’ordre des mots, l’ordre des lettres. J’espère ne pas être tout à fait pour rien le compatriote de Pascal : « La disposition des matières est nouvelle. » Les premiers mots de Passage étaient déjà : « Et de nouveau : »

Renaud Camus, « jeudi 18 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1261-1262.

David Farreny, 22 fév. 2008
coûteux

Retour dans l’obscurité brumeuse. Nous parlons de la rupture opérée par l’exil, les études, entre nos vies antérieures et celle, tendue, toute pensive, que nous tentons d’inventer, au loin. Derrière nous, une sorte d’éternité, l’obscur repos en soi-même dans le cercle étroit des collines, devant, l’espoir coûteux d’y voir plus clair, le soin épuisant de vivre à la hauteur d’un présent que notre petite patrie, fermée, retardataire, n’a jamais soupçonné.

Pierre Bergounioux, « vendredi 30 décembre 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 271-272.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
discerner

Malgré ce risque, ils procédaient de la même façon, allaient parmi les tristes, approfondissaient leur connaissance du désespoir, savaient peu à peu discerner le chagrin passager de la peine établie, la brouille du divorce, l’amer du quitté, la larme des pleurs, délaissaient les statues et traînaient dans les cafés, les jardins publics et les musées de peintres mineurs.

Le métro.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 169.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
écoulement

La rumeur d’une cataracte enfla brusquement, puis le vacarme hésita et reflua. Il pleuvait en bordure de l’espace noir. Comme l’écoulement du temps n’avait pas encore débuté, l’ondée prit fin dans l’incertitude et, après des chutes de gouttes isolées, le silence se rétablit.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 208.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
lendemain

Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n’ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 248.

David Farreny, 18 mai 2011
déchiré

Je crois que cette insomnie tient uniquement au fait que j’écris. Car si peu et si mal que j’écrive, il n’en reste pas moins que ces petits ébranlements m’éprouvent ; je sens, vers le soir et surtout le matin, l’approche, la possibilité imminente de grands états exaltants qui me rendraient capables de tout, mais ensuite, au milieu du bruit général qui est en moi et auquel je n’ai pas le temps de donner des ordres, je n’arrive pas à trouver le repos. En fin de compte, ce bruit n’est qu’une harmonie réprimée, contenue, qui, laissée libre, me remplirait entièrement, plus même, pourrait me dilater sans cesser de me remplir. Mais pour l’instant, à côté des faibles espoirs qu’il fait naître, cet état ne me fait que du mal, ma nature ne disposant pas d’une compréhension suffisante pour supporter l’actuel mélange ; pendant le jour, le monde visible me vient en aide, la nuit, rien ne s’oppose à ce que je sois déchiré.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 89.

David Farreny, 7 oct. 2012
somme

J’ai vu deux unijambistes aujourd’hui, coïncidence qui n’a pourtant rien de remarquable puisque c’est en somme comme si je n’en avais vu aucun.

Éric Chevillard, « samedi 6 janvier 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024

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