Rature sur les traits du visage
sur l’empreinte de l’objet
sur la trace du fait
sur les innombrables ennemis jamais assez vomis
table rase non une fois mais mille fois mille fois à refaire
sur l’origine
sur les développements
sur le proliférant
sur l’adoucissement, poisson pilote du prochain reniement
sur soi
sur toi
sur l’essieu
rature
rature
rature
Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 423.
Il me suffit d’écrire, comme on jette un mot dans une bouteille, sur l’océan des âges, comme on trace des lettres sur le sable, sans y penser, parce qu’on a trouvé sur la plage un bâton ou un caillou, comme on creuse des noms et des dates sur des tombeaux, en attendant la mousse ou l’armaguedon. C’est bien. Personne ne vous entend, ne vous lit, ne vous répond, sauf deux ou trois promeneurs volontairement égarés, parce qu’ils avaient comme vous le goût des chemins et des phrases écartés. Il n’en faut pas plus ; surtout si l’un ou l’autre de ceux-là, un jour, dit à quelqu’un avoir rencontré une inscription curieuse, au cours de ses pérégrinations, une page qui l’a intrigué, un message d’un ton particulier. Ainsi nous serons inscrits dans le grand réseau des signes et des questions, même si nous n’y sommes qu’un accent de travers, des guillemets qui se ferment sans s’être jamais ouverts, une virgule, une apostrophe, des points de suspension…
Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 259.
Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne respirant pas, sans parler, n’écoutant personne. La falaise qui domine le golfe de Salerne était un mur qui donnait sur la mer. Je n’ai jamais plus trouvé de joie auprès d’autres femmes qu’elle. Ce n’est pas cette joie qui me manque. C’est elle. Aussi ai-je dessiné toute ma vie un même corps dans les gestes d’étreinte dont je rêvais toujours.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 9.
Il pleuvait. Il pleut toujours. Voilà quatre jours qu’il tombe une pluie fine, invisible et que je suis machinalement des yeux les rigoles d’eau sur les vitres. Dans mon lit, je jouais à deviner si une de ces bandes liquides obliquerait à gauche ou à droite et je me suis presque toujours trompé.
Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.
Cependant marcher dans la rue me fait du bien, je suis moins triste. Peut-être même que je chantonne (très curieux glissements d’humeur, semblables à ceux des nuages ; comme si tout ça était en partie joué — ce que c’est, bien sûr, mais alors il n’y a rien qui ne le soit).
Renaud Camus, « jeudi 29 avril 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 202.
Tous ces jeunes gens ont un grand désir de s’instruire, de se cultiver, si possible en brûlant les étapes grâce à un aîné complaisant. Mais on ne peut pas brûler les étapes, les aînés sont généralement désabusés, ils n’ont pas de réponses aux questions posées, qu’ils n’ont jamais résolues et qu’ils ne se posent plus ; de toute façon ils ont cessé de croire à un rapport bien étroit et bien fixe entre questions et réponses ; et les questions ne leur parlent que du questionneur…
Renaud Camus, « vendredi 7 mai 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 246.
Cyprès vus au tournant d’une route, en Toscane. Et teneram ab radice ferens… Les accents, tous sur E ou A : E A E A E, avec des rappels à la basse : e a e… Mais il faut avoir beaucoup regardé les cyprès ; la montée droite, d’un seul jet, le dos Silvane nu et pur, la nuque ferme et soudain la ligne nette au-dessus de laquelle à la peau brune se substituent les cheveux, feuillage noir, touffes et boucles de flammes noires, « Grazie » la bouche de travers, cupressum.
Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 995.