Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1056.
— Pourriture, décomposition, dit Hans Castorp, n’est-ce pas là combustion, combinaison avec l’oxygène, autant que je sache ?
— Très juste. Oxydation.
— Et la Vie ?
— Aussi. Aussi, jeune homme. Aussi de l’oxydation.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 306.
Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plus éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.
Ainsi, un matin, sans savoir pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver à la rivière. Une pouliche haute sur jambes, les yeux comme des marrons dans leur coque entrouverte, et une robe sans défaut sous laquelle les muscles jouaient avec une coquetterie souveraine. Ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie. Dans la rue, les boutiquiers se retournaient sur elle. Les pieds au frais dans la poussière nous l’avons suivie en silence, comme deux vieux « marcheurs » éperdus, le cœur entre les dents. Nous nous étions littéralement rincé l’œil. Parce que l’œil a besoin de ces choses intactes et neuves qu’on trouve seulement dans la nature : les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 80.
On dirait bien là des occupations de vieux, de retraité. Or, jamais je n’ai eu conscience comme maintenant de ma jeunesse ; je suis intact. Plus je reste immobile, plus je retranche d’actions dans mes journées, mieux je sens ma force et ma liberté. Je dois vraiment être un employé modèle, car le strict accomplissement de la tâche fait partie des moyens par lesquels je m’assure la sérénité.
Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 127.
Tu n’avais pas encore admis que la littérature n’est pas possible. Ce que tu barbouillais n’avait rien de réel, tout simplement. Ça ne correspondait à rien, ça n’entrait pas dans le monde. À chaque fois que tu te mettais à écrire, tu sentais douloureusement à quel point toi, assis devant ton écran d’ordinateur, alignant des mots, tu n’accrochais plus à rien. Ça tournait à vide.
Que faire avec ce vide de ton esprit ? Il n’y avait rien, il n’y a toujours rien en toi, un peu de froid, des passages nuageux, des pluies fines. Eh oui, il n’y a rien à dire, il n’y a jamais rien à dire. Le monde est là, tout autour, neutre. On mange et l’on s’habille. On est toujours avec soi-même. On fait les courses à la supérette. On dort. Tout est normal. Que faire avec tout ça, en fait de littérature ? La littérature n’a aucune place dans ce monde. Comment ne pas mentir ? Comment écrire sur un écran des mots qui ignorent la banalité de cette pièce, le poids des viandes dans le ventre, la grande indifférence en soi qui digère tout ? Il faudrait dire ce froid et cette indifférence. Mais avec quels mots ? Prendre les choses, les choses bêtes, les choses plates, et les rendre transparentes comme l’esprit.
Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 244.
Confiné dans cette pure attente d’un destin que je ferais mien, j’étais mieux que quiconque disposé à ressentir ce manque qui n’expliquait pas seulement ma faillite personnelle mais celle de toute l’expérience humaine vouée à l’échec ou à la catastrophe. Les autres hommes ne pouvaient l’éprouver si vivement, pris au piège d’une vie bornée, leurs espoirs se limitaient à la réalisation d’objectifs à court terme inscrits dans la logique des menus gestes près du corps dont ils faisaient naïvement dépendre leur bonheur.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 122.
je vis les noirs martinets
tourner dans un ciel d’orage
en criant criant mais n’est-
ce pas d’un sombre présage ?
au matin j’étais à Vienne
sur le Rhône un aigle noir
labourait l’air de ses pennes
pour revoir Montélimar
mais soudain il dériva
comme un cerf-volant qui casse
sa ficelle et s’en reva
vers de plus vastes espaces
William Cliff, « Montélimar », Immense existence, Gallimard, p. 41.
J’ai appelé la serveuse pour régler. C’était une personne que je n’avais pas pris le temps d’observer en arrivant. Une grosse personne jeune avec de la finesse dans les traits. Elle ne souriait pas. Il m’a semblé qu’elle cherchait à le faire. Loin dans le regard. Je n’ai pas insisté.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 17.
Avons-nous avancé assez dans l’apparence
assez vu cette vie couler, couleur de vitre,
nous nous sommes blessés aux choses d’outre-monde
portes fermées, ô visions —
c’est la même chanson stupide et décevante
le même espoir avec des sources dans la voix
la même inexplicable envie d’un sanglot
dont on ne sait que faire.
Tous ces cheveux tombés et ces cils et ces ongles
laissés derrière nous, veux-tu qu’on s’en souvienne,
La nuit est là. Le monde meurt,
et la forêt est pleine de craquements nouveaux.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 252.
Et ce sentiment qui la minait d’être capable de faire à peu près n’importe quoi de sa vie si seulement elle savait quoi, ce sentiment qui lui faisait perdre le plus gros de son temps depuis des années à essayer des voies et à les évacuer parce qu’elle valait mieux, ce sentiment, réussit-elle à exprimer grâce à Brooke, ce sentiment, donc, disparaissait de lui-même parce qu’elle faisait enfin quelque chose sans se poser de question.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 283.
Nous quittons Hirson pour Saint-Michel, la mort dans l’âme, pour retrouver, au collège de Saint-Michel, la même atmosphère de tristesse, de rance, de médiocrité, et ce temps qui a enduit de sa suie maints visages, et dont nous peinons à croire qu’il a façonné les nôtres de la sorte. C’est le temps retrouvé. Tout est là, décrépit, hommes et bâtiments, l’Auberge du Cheval Blanc, l’Hôtel du Nord, la gare fantôme qui évoque un peu Hiroshima, avec ses installations bombardées pendant la dernière guerre et abandonnées… « Nous n’aurions peut-être pas dû revenir », me dit Aline qui a l’estomac aussi noué que le mien. Nous faisons quelques pas, serrés l’un contre l’autre, dans un vaste champ de blé vert. Pas une âme. Vent sur les blés, campagne belle et calme qui attend l’orage du soir.
Richard Millet, « 5 juin 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.