menaçante

Un mode de la présence sur terre agonise, qui n’avait pas que ses mérites, bien sûr, mais qui avait produit de grandes œuvres, de beaux espaces et de hautes pensées. Beaucoup d’entre nous lui étions attachés, et celui que nous voyons s’apprêter à le remplacer, et même régner à sa place, déjà, en maints endroits, n’a pas de si évidents mérites, par comparaison, qu’il nous console de cette perte. Non seulement nous ne devons rien faire pour la différer, pourtant, il nous faut y applaudir des deux mains. Comme le disait avec une franchise menaçante une publicité des années récentes : « Nous allons vous faire aimer l’an 2000. » C’est un peu beaucoup nous demander.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 127.

David Farreny, 4 mai 2002
légitime

Nous avons dit qu’une raison pour vivre est d’avoir vécu, et nous l’avons démontré par l’échelle des probabilités de la durée de la vie ; cette probabilité est à la vérité d’autant plus petite que l’âge est grand, mais lorsqu’il est complet, c’est-à-dire à quatre-vingts ans, cette même probabilité qui décroît de moins en moins devient pour ainsi dire stationnaire et fixe. Si l’on peut parier un contre un qu’un homme de quatre-vingts ans vivra trois ans de plus, on peut le parier de même pour un homme de quatre-vingt-trois, de quatre-vingt-six, et peut-être encore pour un homme de quatre-vingt-dix ans. Nous avons donc toujours dans l’âge même le plus avancé l’espérance légitime de trois années de vie. Et trois années ne sont-elles pas une vie complète, ne suffisent-elles pas aux projets d’un homme sage ?

Buffon, « De l’homme », Histoire naturelle, Gallimard, p. 104.

David Farreny, 23 janv. 2006
s’ennuyant

Tu redoutais l’ennui solitaire, et l’ennui à plusieurs. Mais tu redoutais plus que tout l’ennui à deux, en face à face. Tu n’attribuais aucune vertu à ces moments d’attente sans enjeu perceptible. Tu jugeais que seules l’action et la pensée, qui en semblaient absentes, portaient ta vie. Tu sous-estimais la valeur de la passivité, qui n’est pas l’art de plaire mais de se placer. Être au bon moment au bon endroit exige d’accepter le long ennui des mauvais instants, passés dans des lieux gris. Ton impatience t’a privé de cet art de réussir en s’ennuyant.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 98.

Cécile Carret, 22 mars 2008
remuement

On a parfois le sentiment que le Castor entre dans l’action, l’engagement, la vie politique, avec d’autant plus d’ardeur qu’elle y trouve là une façon de n’être pas seule, de surmonter les tourments que causent le passage du temps, l’approche de la vieillesse, la peur de voir mourir Sartre. Dans la compagnie de Sartre, ou de leur amis des Temps modernes, et plus généralement, en sentant sous ses pieds le grand remuement de l’Histoire, elle prend pour quelque temps son parti de la fin qui guette toutes nos entreprises. On est là dans l’ordre des « vérités pratiques » (les vérités qui guident la « praxis »), ce qui soulage un temps de la charge d’exister et de penser l’existence. Vie politique, vie dangereuse : mais sans les méandres et les froids désespoirs de la vie affective. Car les Mémoires sont ainsi ponctués par ce rappel et cette insidieuse admonition : il faut supporter parce qu’on n’a plus assez d’énergie pour désespérer.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 467-468.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
structurel

Puissance à rebours de l’écriture du manque.

Écrire l’absence relève du thématique, écrire le manque, cela devient structurel. D’où le non-développement.

Gérard Pesson, « mardi 26 novembre 1991 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 41.

David Farreny, 22 mars 2010
début

En buvant au soleil, je regardais couler le flot des passants sur la place Charles ; des jeunes, rien que des jeunes, des étudiants ; tous ils étaient marqués au front d’une étoile, signe de l’embryon du génie que chaque être porte en lui au début de sa vie ; leur regard irradiait la force, cette force qui jaillissait de moi avant que mon chef ne me dise que j’étais un crétin. Je suis appuyé contre la rambarde, les tramways circulent, ils descendent dans un sens et remontent dans l’autre, leurs bandes rouges me font du bien.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 109.

Cécile Carret, 13 juin 2011
tonnelles

De qui la Grande Muraille devait-elle protéger ? Des peuples du Nord. Je suis originaire du sud-est de la Chine. Aucun peuple du Nord ne peut là-bas nous menacer. Nous lisons des récits à leur sujet dans les livres des Anciens, les cruautés qu’ils commettent conformément à leur nature nous arrachent des soupirs à l’abri de nos paisibles tonnelles. Sur les images fidèles de nos artistes nous voyons ces visages de maudits, ces bouches grandes ouvertes, ces mâchoires armées de crocs pointus et dressés, ces yeux à demi fermés qui paraissent déjà loucher vers la proie que leurs dents vont déchirer et broyer. Quand les enfants ne sont pas sages, nous leur faisons voir ces images et ils se réfugient en pleurant sur notre poitrine. Mais nous n’en savons pas plus long sur ces peuples du Nord. Nous ne les avons pas vus et, si nous restons dans notre village, nous ne les verrons jamais, même s’ils foncent droit vers nous sur leurs chevaux farouches — le pays est trop grand, il ne les laissera pas parvenir jusqu’à nous, ils iront se perdre dans les airs.

Franz Kafka, « Lors de la construction de la muraille de Chine », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 480.

David Farreny, 16 déc. 2011
affluent

Vu passer, dans une travée, un chat qui tenait dans sa gueule un oiseau plumé, un pigeonneau, sans doute, dérobé à la boucherie. Nous sommes vraiment entrés dans l’affluent society.

Pierre Bergounioux, « mardi 25 mai 2004 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 485.

David Farreny, 2 fév. 2012
angoisse

Les crises d’angoisse deviennent plus profondes. Les crises d’angoisse deviennent plus graves. Les crises d’angoisse deviennent plus absolues. C’est longer des murs. C’est se heurter à un trou. C’est dériver sans comprendre dans la nuit de la ville et la nuit qu’à soi-même on est. Tout vaudrait mieux que reprendre. Tout vaudrait mieux que continuer. Tout vaudrait mieux qu’affronter. Les crises d’angoisse deviennent permanentes. On les tient vaguement à distance, comme du bras quelqu’un qui vous sollicite, comme d’un détournement quelqu’un qui mendie, comme la porte fermée à quelqu’un qui veut absolument tout vous dire et vous expliquer, pourvu que cela le concerne lui et seulement lui. Les crises d’angoisse sont solitaires. Les crises d’angoisse sont secrètes. Les crises d’angoisse sont tournantes : sur soi-même on tourne, en soi-même on tourne. Les crises d’angoisse sont la boule du dedans devenue la boule complète du tout : et tournent sur les parois le décor des villes, et le souvenir des appartements, et le gros plan déformé des visages, et la rémanence des voix. Et tournent sur les parois du dedans la découpe des toits, la perspective des rues : on est, au milieu de tout cela, immobile et crispée, cette silhouette effrayée, accroupie sur elle-même et serrant ses genoux et son front dans ses bras, prête à l’immense chute : on le pense avec sérieux, considération, opiniâtreté, qu’arrêter est la seule solution maintenant irréversiblement à vous laissée. On voudrait, du fond de la crise d’angoisse, n’être pas ce vous. On a compris que si la crise d’angoisse s’allégeait avant qu’on soit définitivement ce vous, on aura une chance d’attendre ici la suivante, même plus forte, même plus terrible. On a juste appris, dans ses os, ses genoux, son front, qu’il ne s’agit que d’une possibilité d’ordre statistique : on trouve même en cela part discrète de résistance, consolation, abandon. La crise d’angoisse est votre définition.

François Bon, « Angst », Formes d'une guerre.

David Farreny, 19 fév. 2013
débâcle

Qui vit de nombreuses années assiste à la débâcle de sa cause.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 14.

David Farreny, 1er mars 2024

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