L’après-midi sur la Dordogne contenait tant de bonheurs tangibles qu’il aurait été fou de rêver. Une profusion de biens sans maître avait été répandue sur ses rives, reflets, laisses de galets polis, bancs de sable fin soigneusement gaufré, barques, senteurs de menthe et de limon, grandes ombelles, verges d’or. La seule ombre au tableau était mon fait. Pareille richesse excédait tellement mon empan qu’à peine je l’aurais effleurée lorsque le moment viendrait, bientôt, de repartir.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 16.
Le silence commence à muer.
Autour de moi quelque chose, d’extrême, de fin, de pas définissable, petit balayage en tous sens et qui se rapproche. Dans le voisinage une multitude avance.
En bruissements, comme il en émane d’une maisonnée, la chambre solitaire s’est changée.
Mots qui prennent une valeur extrême. Présentement, le mot « milliers ».
Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 355.
Est-ce possible qu’il n’y ait rien à ce point, et que ce soit si lourd… Je suis découragé. J’ai un cerveau d’après exode lexical, y rencontrer ne serait-ce qu’une virgule tiendrait du miracle. Aucun mot ne se présente à mon esprit. Je prends sur l’étagère un livre que j’ai écrit, le feuillette et reste incrédule devant certaines petites proses pas si mal troussées. Je n’en reviens pas. Je dois renoncer définitivement à l’écriture. Je suis donc libre. Mais n’ayant malheureusement rien prévu de tel pour ma vie.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 89.
Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.
Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.
Une dernière particularité décuplait la magie des omnibus auxquels leur cargaison de fruits, de bêtes donnaient des airs d’arche de Noé : c’étaient les haltes facultatives ménagées à intervalles irréguliers pour les habitants de hameaux invisibles perdus dans les vallées, enfouis dans la forêt. Parfois, une aubette aux supports de fonte moulée sur une plate-forme de ciment indiquait l’arrêt. Mais parfois, c’était simplement une pelletée de mâchefer cernée d’herbe haute, entre le ballast et l’orée du bois. Lorsqu’il n’y avait personne dans la flaque enchantée, le convoi poursuivait sa course fantasque dans le décor d’affiche.
Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, p. 38.
Ah ! Ah ! Ah ! Yélé, oh, Yélé ! Le feu l’a grillé, le gros Ézuzum, le feu l’a tué, le gros Ézuzum, le feu l’a mangé, le gros Ézuzum. Ah ! Ah ! Ah ! Yélé, ho ! Yélé ho ! Le feu l’a mangé, kri kri kri, celui qui voulait nous manger ! Où est son grand couteau, l’eau et la marmite. Ah ! Ah ! Ah ! Nous allons rire. Merci Ngemanduma. Nous allons rire.
Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., p. 113.
Il reste tant de choses à faire avant d’anticiper.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 58.
La vanité conduit à se pavaner, l’orgueil à se cacher.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 46.
À mes yeux, un livre, ou même un simple article de presse, n’est pas terminé une fois publié : il attend qu’on le cite ou qu’on l’exhume à propos, et surtout qu’on le mette en relation avec d’autres, afin de faire jaillir de nouvelles étincelles de sens ; avec d’autres, et en particulier avec des écrits relevant d’autres catégories que la sienne. […] Au-delà de ses nombreux inconvénients, la position de non-spécialiste a l’avantage d’offrir un point de vue depuis lequel on peut plus facilement déceler des correspondances entre des domaines qui semblaient sans rapport.
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 18.
Je me réveille soudain, pris par l’angoisse d’avoir, dans mon rêve, à rentrer tout seul chez moi : je suis chez moi, tout seul.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 115.
Malentendu : écrire éloignerait l’écrivain de la réalité, le couperait de la vie, dit-on, alors que celui-ci fait au contraire, sans divertissement ni autre faux-fuyant, l’expérience de la vie même en acceptant justement la solitude essentielle de l’être – celle de la naissance et de la mort, celle à laquelle nous sommes ramenés toujours par les deuils et les ruptures, quand se défont les fusions, les osmoses – et en s’efforçant de rendre celle-ci féconde.
(L’osmose entre deux êtres ne dure que tant qu’ils se croisent.)
(D’autrui ne me parvient le plus souvent que la basse obsédante, martelée, insupportable.)
Éric Chevillard, « mardi 24 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗
On est dégoûté du monde par la partie haute de son intelligence, on le supporte par les parties moyennes de son esprit et on ne le goûte que par les fondements un peu bas de son âme.
Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 49.
Rien n’est moins désirable qu’un au-delà. Nous risquerions d’y retrouver quantité de fâcheux que nous n’avons cessé d’éviter de notre vivant — sans compter ceux que, par chance, nous ne rencontrâmes jamais ici-bas. En outre, si l’Hadès existe, sans doute y est-on confronté à de sérieux problèmes de surpopulation étant donné le nombre incalculable de morts qui surviennent à tout moment sur terre depuis la nuit des temps – sauf à penser que les âmes sont moins encombrantes que les corps, ce que la simple expérience dément.
Frédéric Schiffter, « au-delà », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.