emplois

Dans la débauche, je pense à l’amour. Dans la relation sentimentale, je ne peux pas oublier les voluptés de rencontre, ou de passage. Tous mes vœux sont farcis de leur contraire, mes phrases de leur négation, mes opinions de leur critique, mes livres de l’invite à ce qu’on les prenne pour l’opposé de ce qu’ils paraissent, et qu’ils ne veulent pas paraître tout à fait. Ma personne même ne se décide à être personne. Suis-je un riche châtelain avec une belle voiture, ou bien un clochard de campagne, promis à des intérieurs de terre battue, parmi des ruines béantes sans fenêtres ? Ai-je envie d’être envié, ou d’être plaint ? Désiré-je être heureux, ou bien souffrir poétiquement ? Suis-je le critique intraitable des mœurs littéraires, de mon temps, l’Alceste de la petite société des gens de plume, l’incorruptible des Lettres, ou bien le chantre de la politesse et de la courtoisie, le Philinte qui écrit des petits mots bien aimables à tous ceux de ses confrères qui lui envoient leurs livres ? Un ours, ou un chien de salon ? Un écrivain d’avant-garde, ou de ce qu’il en reste, ou un laborieux producteur de copie, qui essaie d’en tirer sa pitance ? Un homme de gauche, ou un fieffé réactionnaire ? Ai-je vraiment envie de me retirer du monde, ou bien si c’est pour qu’il insiste, afin de me serrer plus étroitement contre lui ? […] Je n’aperçois de tous côtés que des emplois. Ce n’est pas que je n’y crois pas, mais je ne parviens jamais à m’y voir tout à fait. J’ai toujours envie d’être ailleurs, ou d’être quelqu’un d’autre, dont je soupçonne qu’il pourrait être moi tout aussi bien.

Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 297.

Élisabeth Mazeron, 21 nov. 2003
surcroît

Est-ce qu’une sonnerie de téléphone ou une mouche ne risquent pas d’arracher quelqu’un à sa lecture au moment précis où toutes les parties constituantes convergent vers l’unité d’une solution dramatique ? Et que se passera-t-il si le lecteur voit son frère, supposons, entrer dans sa chambre pour lui dire quelque chose ? La noble tâche de l’écrivain est gâchée à cause d’un frère, d’une mouche ou d’un téléphone. Pouah, vilaines mouches, pourquoi vous attaquer à une race qui n’a plus de queue pour s’en débarrasser ? Considérons ceci de surcroît : cette œuvre unique et exceptionnelle que vous avez élaborée, ne fait-elle pas partie d’un ensemble de trente mille autres, non moins uniques, qui paraissent chaque année avec régularité ? Détestables parties ! Devons-nous construire un tout pour qu’une parcelle de partie de lecteur absorbe une parcelle de partie de cette œuvre, et encore partiellement ?

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 13 mai 2007
irrévolue

Le faîtage du bâtiment fléchit, comme si la charpente, rongée par les vers, accablée par les ans, devait rompre. Obliquement greffée sur un angle externe du carré, une construction à claire-voie, sans étage, exhibe ses carreaux cassés. Des arbres poussent en bataille dans un réservoir à sec qui jouxte celui où l’on a cherché en vain à discerner un grouillement de carpes. L’eau qui brise sous le pont, déborde du canal et s’échevelle sur le talus infesté de broussailles, fait un aaaaahhh continuel, harassant qui couvre, à supposer qu’ils existent, les bruits qui pourraient provenir de l’édifice, chant grégorien, mugissement des bœufs, cri des limes, prière. Une chose est sûre, pourtant, une certitude se dégage de la perplexité que suscite l’endroit. C’est qu’il est d’une autre époque. Ce n’est pas seulement dans un vallon écarté qu’on s’est enfoncé mais dans les couches profondes d’une durée partout ailleurs ensevelie, détruite, qui affleure, intacte et comme irrévolue, ici.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 18.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
dimanche

C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La peinture, art romantique », Esthétique, P.U.F., p. 85.

David Farreny, 7 fév. 2008
geste

Il arrivait que les discussions nous ayant menés jusqu’au milieu de la nuit, allongés sur le dos, côté à côte dans le lit à la façon de deux gisants, nos yeux fixant une obscurité moins profonde que la leur, mais pareillement proches et en même temps séparés par la rigole dans les plis du drap, et alors que le sel des larmes séchées empesait mes joues, et que tous mes mots s’étaient agglutinés en une matière noire qui empâtait ma bouche, je n’attende plus non plus aucune parole de lui mais seulement un geste. Je lui disais : « Fais un geste. »

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, p. 181.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
vérification

Accueillir les contradictions à cette idée que la vie ne serait que la vérification.

Gérard Pesson, « lundi 8 juillet 1991 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 28.

David Farreny, 22 mars 2010
espèce

Deux cerfs affrontés, leurs bois inextricablement imbriqués, secouent l’échine et tournent sur place sans parvenir à se dégager tandis qu’une espèce de daim dans le public susurre à l’oreille d’une biche des choses osées qui la font rire.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
classement

« Technicien de la révolution » : cette qualification à part permet bien sûr d’échapper à toute classe. Un révolutionnaire, même éduqué, même d’origine bourgeoise, est un « ancien peuple ». Il est aux côtés des paysans et des ouvriers. Son travail de révolutionnaire le transforme et le sauve, le rapproche de l’ancien royaume Khmer et de l’idéal communiste.

Cette qualification montre d’emblée la fausseté – pire : la réversibilité – des classes définies par les Khmers rouges. Qu’est-ce qu’un paysan ou un ouvrier, qu’est-ce qu’un médecin, un avocat ou un « féodal »… si certains intellectuels échappent à leur classe ? S’ils sont lavés par l’Angkar de leur impureté originelle ? S’ils échappent à la rééducation ou à la mort ? Définir les êtres, les classer, c’est les réduire au classement même – autrement dit : à son désir. Définir les êtres, ce n’est pas travailler à la justice, à l’égalité, à la liberté, ce n’est pas préparer un horizon de lumière. C’est organiser l’anéantissement.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 96.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
encycliques

Il m’a dit : « Mon père est curé, mon oncle est maître d’école, mes frères et sœurs sont tous installés à Java. » Voilà un curé qui n’a pas lu un certain nombre d’encycliques. M’a raconté qu’aux Célèbes les pêcheurs vont à la messe couverts d’amulettes. Il parle parfaitement l’anglais et le hollandais. Il passe littéralement sa vie en train pour inspecter je ne sais quoi. De petits télégrammes le suivent de station en station : « Vous avez oublié vos pantoufles dans l’express de Malang », « J’ai des fruits frais pour vous, où dois-je les envoyer ? », etc.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 118.

Cécile Carret, 28 juin 2012

Mon unique sentiment de bonheur consiste en ce que personne ne sait où je suis. Que n’ai-je la possibilité de continuer toujours ainsi ! Ce serait encore plus juste que la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 311.

David Farreny, 28 oct. 2012
cadet

Ses grands tourments l’ont conduit au suicide, mais il a injustement entraîné avec eux dans la mort le cadet de ses soucis.

Éric Chevillard, « mardi 21 avril 2020 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 8 mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer