assistait

Le despote tomba sous le poignard, avec un hurlement de sa bouche ouverte que l’on n’entendit pas. On vit ensuite des images du monde entier : le président de la République française en haut de forme et en grand cordon, répondant du haut d’une voiture découverte à une allocution ; on vit le vice-roi des Indes au mariage d’un radjah ; le Kronprinz allemand dans une cour de caserne de Potsdam. On assista aux allées et venues des habitants d’un village du Nouveau-Mecklembourg, à un combat de coqs à Bornéo, on vit des sauvages nus qui jouaient de la flûte en soufflant du nez, on vit une chasse aux éléphants sauvages, une cérémonie à la cour du roi de Siam, une rue de bordels au Japon, où des geishas étaient assises derrière le treillis de cages de bois. On vit des Samoyèdes emmitouflées parcourir dans leurs traîneaux tirés par des rennes un désert de neige au nord de l’Asie, des pèlerins russes prier à Hébron, un délinquant persan recevoir la bastonnade. On assistait à tout cela. L’espace était anéanti, le temps avait rétrogradé, le « là-bas » et le « jadis » étaient transformés et enveloppés de musique. Une jeune femme marocaine, vêtue de soie rayée, caparaçonnée de chaînes, d’anneaux et de paillettes, sa poitrine pleine à moitié dénudée, s’approchait soudain de vous, en grandeur naturelle ; ses narines étaient larges, ses yeux pleins d’une vie bestiale, ses traits sans mouvement. Elle riait de ses dents blanches, abritait ses yeux d’une de ses mains dont les ongles semblaient plus clairs que la chair, et, de l’autre, faisait signe au public.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 364.

David Farreny, 3 juin 2007
regarde

Mardi – Quels fragments de paysage pourraient être transportés ailleurs, dans une ville inconnue, sans que la tricherie transparaisse ? Les immeubles et les trains ont ce matin des allures de puzzles et leurs pièces se retournent sous nos yeux. […]

Mercredi – Le bus peine à sortir de ma tête. Il fait si beau et je ne vois rien de ce que voient les voyageurs. Passons devant l’hôpital où un homme âgé, vêtu d’un pyjama à rayures, nous regarde debout du couloir, dans l’embrasure.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 27.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
bruire

Une fois, l’autre m’a dit, parlant de nous : « une relation de qualité » ; ce mot m’a été déplaisant : il venait brusquement du dehors, aplatissant la spécialité du rapport sous une forme conformiste.

Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre. […] Le mot est une substance chimique ténue qui opère les plus violentes altérations : l’autre, maintenu longtemps dans le cocon de mon propre discours, fait entendre, par un mot qui lui échappe, les langages qu’il peut emprunter, et que par conséquent d’autres lui prêtent.

Roland Barthes, « Altération », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 34-35.

Élisabeth Mazeron, 7 déc. 2009
holophrase

Je-t-aime n’est pas une phrase : il ne transmet pas un sens, mais s’accroche à une situation limite : « celle où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l’autre ». C’est une holophrase.

(Quoique dit des milliards de fois, je-t-aime est hors-dictionnaire ; c’est une figure dont la définition ne peut excéder l’intitulé.)

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 176-177.

Élisabeth Mazeron, 20 déc. 2009
conclure

Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. […] Maintenant on passe son temps à se dire : nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau ; c’est aussi bon.

Gustave Flaubert, « lettre à Louis Bouilhet (4 septembre 1850) », Correspondance (2), Gallimard, p. 680.

David Farreny, 7 janv. 2010
aimable

Combien de pères malpropres il y a, combien de mères délabrées ! Comme les hommes qui se croient aimés sentent souvent la crasse, et comme les coiffures des femmes qui se fient à leur amant sont souvent aplaties ! Les pantalons d’un conjoint sont souvent tachés et déformés, alors qu’un célibataire vivant seul débute presque toujours sa journée étincelant et bien rasé. C’est la certitude des gens liés de ne plus avoir à plaire qui fait cela, puisqu’ils ont déjà plu une fois et que celui ou celle à qui ils ont plu saura bien s’en souvenir. À cela s’ajoute leur peur panique de plaire une nouvelle fois et d’être entraînés dans les abîmes d’une nouvelle passion. Souvent, retenu par la crainte de plaire, on oublie d’être aimable.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, p. 79.

David Farreny, 11 mars 2010
fonctionnaires

Le Premier sous-secrétaire d’État du puits de la montagne, les frères des deux sous-secrétaires, et d’autres seigneurs, étalant leurs vêtements noirs, étaient assis côte à côte, depuis le pied du mur qui entoure le Palais des glycines jusque devant le Palais de la gloire ascendante. Le Maire du palais, très élégant, la taille élancée, s’arrêta un moment, pour ajuster le sabre qu’il portait à la ceinture, avant de passer devant eux. Cependant, le Chef des fonctionnaires attachés à la Maison de l’Impératrice était debout devant le Palais pur et frais ; je l’observais et je songeais que, sans doute, il ne s’assiérait point, quand, soudainement, le Maire du palais ayant fait quelques pas, son frère s’assit. « Quelle conduite merveilleuse, pensais-je encore, aura donc tenue, autrefois, le Maire du palais, pour mériter d’avoir un tel prestige en ce monde ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 12 avr. 2011
estival

Il fit une partie d’échecs avec lui-même, laissa « l’autre » gagner. Par les battants de fenêtre ouverts on entendait la rivière qui coulait rapide, invisible derrière la digue, de concert avec le crissement des grillons, des trilles, plutôt, bruit qui ne cessait de s’élever du talus, de sortir du sous-bois, des trous de terre, le plus estival des bruits.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 53.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
œuvres

Mais nous ne pouvons ici-bas espérer de rien parachever, et bienheureux l’homme chez qui la volonté ne passe point tout entière dans le douloureux effort. Nulle maison n’est bâtie, nul plan n’est tracé, où la perte future ne soit la pierre de base, et ce n’est point dans nos œuvres que vit la part impérissable de nous-mêmes.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 164.

Cécile Carret, 27 août 2013
cavernicole

Aveugle, nocturne, cavernicole, dotée d’un radar qui lui représente très précisément les obstacles, la chauve-souris tout au long de sa vie ne fait qu’éviter, esquiver, se dérober et disparaître – et même son cadavre ne sera jamais retrouvé. Or – vous pensez bien si je me suis renseigné –, elle ne prend ni apprenti ni stagiaire.

Éric Chevillard, « vendredi 7 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 16 fév. 2014
céder

On ne connaît qu’une méthode pour se soulager de la hantise amoureuse : y céder.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 184.

Cécile Carret, 9 mars 2014
échec

Le philosophe Jaspers dit que l’expérience authentique de l’échec permet de découvrir « la mystérieuse transcendance de l’être ». Mais il doit y avoir échec et échec, il faut croire.

Olivier Pivert, « Façons d'échouer », Encyclopédie du Rien. 🔗

David Farreny, 23 juin 2024

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