curatif

L’art, l’art authentique, dont l’objet est près de la source même de l’art (c’est-à-dire dans les lieux nobles et déserts — et certainement pas dans le vallon surpeuplé des effusions sentimentales), a dégénéré en notre sein pour tomber à un niveau qui est hélas celui du lyrisme curatif. Et, bien que l’on comprenne la soif de chercher une voie publique pour soulager un désespoir personnel, il faut rappeler que la poésie reste étrangère à une telle aspiration ; les bras de l’Église ou ceux de la Seine ont plus de compétence en la matière.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 252.

David Farreny, 13 avr. 2002
indérangée

Paresse : rêve sans fin qui rêve indérangée

la vie, parenthèse fluide

Alentour, projets, plans, départs,

Des édifices tombent, montent, remontent,

Paresse rêve

sur son puits qui s’approfondit

Henri Michaux, « Déplacements, dégagements », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1320.

David Farreny, 7 août 2006
inconnus

La simple présence proche suffit amplement.

Étant gravement atteint de crise d’étouffement, j’en louai moi-même une sur les indications de mon conseiller. Son épaule et la naissance de sa poitrine exquise, voilà la zone touchée qui me fit le plus grand bien, et le plus prompt.

Cette fille simple et d’un charme qui allait loin ne fit durant le traitement que lacer et délacer une jambière, mais très modestement.

Elle me regardait de temps à autre, puis sa jambe, ne disant rien, et ses sentiments me demeurèrent inconnus.

Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 95.

David Farreny, 4 mars 2008
moi

Cauchemar de l’escalier. — De l’entresol au cinquième, tout entier, devenu une bête, l’escalier se recroqueville, et moi qui au deuxième fumais une « Abdullah ».

Henri Michaux, « Mes rêves d’enfant », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 63.

David Farreny, 11 mars 2008
lambin

Une volée de marches. Sonner chez Eduard. Attendre tranquillement. Puis resonner deux fois : il n’était pas très rapide quand il devait se dépêtrer du fouillis de ses rêves.

 : « Eh mais ? ! » (moi ; étonné).

Car il existe bel et bien des gens qui, en ouvrant la porte, possèdent cette faculté d’examiner le visiteur d’un air si absent, si déconcerté-incrédule, qu’on se sent aussitôt inférieur ; une chose intermédiaire entre le commis voyageur et le mendiant ; on a envie de se protéger le visage du bras et de dévaler l’escalier ; avec l’impression d’être un fainéant, un lambin, un importun, un sarcopes minor – oh, vite, de l’air ! !

Arno Schmidt, « À la lunette », Histoires, Tristram, p. 126.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
molle

La réalité n’invente rien, c’est moi qui invente tout, c’est moi qui dois tout inventer, elle ne sait rien faire, c’est moi qui dois tout lui faire, elle est molle, je fais tout, je dois la prendre en charge, ce qu’elle sait faire, mais elle ne fait rien, ne sait rien faire, elle se laisse aller, je suis obligé de la remonter, de la reprendre, de la charger, de la remettre sur pied, d’inventer, de découvrir ses lois, de créer ses lois de toutes pièces, elle n’est pas capable de signer la moindre de ses lois, de créer par elle-même le plus petit aspect, le plus petit relief, le moindre son, je suis obligé de toute l’articuler, elle est complètement inarticulée, molle, invertébrée, glissante, stupide, elle n’a pas d’invention, je suis obligé de faire le lien, elle ne lie pas, elle reste hébétée, et molle, et stupide, elle marque, elle ne sait pas marquer, je suis obligé de tout marquer, elle ne produit rien, elle glisse, elle ne va pas dire, elle ne sait rien dire, je vais tout dire, je vais répéter, je vais former, je vais construire, je vais dire, je vais moduler, je vais la faire pencher, elle ne penche pas, elle n’invente pas, elle n’a pas d’invention, elle n’est pas étrangère, elle ne sait pas ce qu’est l’étrangeté, il faut tout lui dire, je vais tout lui dire, je vais toute la faire, la remonter, la charger, la répéter, la réalité ne sait pas dans quel sens aller.

Christophe Tarkos, Anachronisme, P.O.L., pp. 70-71.

Bilitis Farreny, 20 août 2010
marquées

Nos relations dès le début furent marquées par l’absence totale d’agressivité et par une sorte de camaraderie peu expansive, telle qu’elle se développe entre gueux après une catastrophe cosmique ou longtemps avant la révolution mondiale.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 83.

Cécile Carret, 10 sept. 2010
baiser

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grands, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 156.

Guillaume Colnot, 10 janv. 2013
capable

Il n’a jamais prétendu être un génie, de toute façon, il n’y voit pas même une question, fadaises et billevesées. Le génie se fabrique, ou se libère peu à peu, à l’instinct. N’importe qui peut peindre, n’importe qui devrait prendre la liberté de peindre, parmi ceux qui en ont les moyens matériels, le monde irait moins mal, il y faut bien sûr un minimum de talent, de la dextérité, une intelligence sensible, des pinceaux et des tubes de couleur si l’on va par là, mais le plus important est ailleurs. La difficulté n’est pas d’avoir reçu ou non il ne sait quel don d’il ne sait quel ciel, rodomontades, la difficulté est de ne pas se laisser entraver par ce qui limite l’écrasante majorité des individus et même des artistes, non seulement l’abrutissement ordinaire et le confort soporifique, mais aussi bien la complaisance et le bon goût, l’effroi et la demi-mesure, plus encore la raison raisonnante qui menace toujours d’arraisonner, de provoquer la censure de son propre geste, coupant de l’intuition et donc de l’instinct qui est premier et qui doit le rester, cela aussi Proust l’affirmera sous peu, précisant qu’en matière d’art et de création « cette infériorité de l’intelligence, c’est tout de même à l’intelligence qu’il faut demander de l’établir. Car si l’intelligence n’a dans la hiérarchie des vertus que la seconde place, il n’y a qu’elle qui soit capable de proclamer que l’instinct doit occuper la première. »

Bertrand Leclair, Le vertige danois de Paul Gauguin, Actes Sud, p. 19.

Cécile Carret, 9 mars 2014

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