abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
beaucoup

Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.

David Farreny, 21 oct. 2005
fragment

Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
courage

Pour exprimer la vie, il ne faut pas seulement renoncer à beaucoup de choses, mais avoir le courage de taire ce renoncement.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 228.

David Farreny, 3 mars 2008
électrique

Mais malheur à qui aura un sursaut. Un éblouissement de mal vous atteint alors au plus profond. Un neurone sans doute, un neurone crache sa souffrance électrique, dont on se souviendra.

Oh ! moments ! Que de moments d’alerte dans cette vie…

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 3 mars 2008
oh

Oh, les romans-feuilletons, les romans-feuilletons ! Récemment, on a pu lire en plein milieu d’un texte cette formulation minable : « … tel un lion, lentement il tourna sa tête… » – le lendemain on aurait dit qu’une bonne moitié des passagers avait le torticolis ; ils battaient des paupières et ronflaient avec un air de dédain et comme au ralenti. Et ce même jour, les jeunes filles aussi on ne savait plus par quel bout les prendre ; elles semblaient toutes avoir oublié leur mouchoir, et nous les hommes, elles nous transperçaient de regards on ne peut plus insolents. J’appris seulement par la suite qu’il était écrit au même moment dans la gazette concurrente : « … elle renifla avec insolence… »

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 76.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
érotisme

ÉROTISME. Érotisme était un mot parfaitement bienvenu et on ne peut plus utile pour désigner ce qui concerne l’amour et spécialement l’amour physique, l’activité sexuelle, le plaisir, le désir, le sexe.

Il lui est arrivé le grand malheur, hélas, d’être enlevé et détourné par une camarilla d’anciens séminaristes torturés, qui l’ont chargé et surchargé de sens superfétatoires, lesquels ne reflètent que leurs angoisses personnelles, leurs troubles religieux, leurs vices éventuellement ou leur peine à parvenir à la jouissance.

Il n’est en aucune façon dans la nature étymologique d’érotisme d’avoir partie liée à la “transgression”, au sacrilège, au sadomasochisme, à tout un bric-à-brac conceptuel et quincaillier de chaînes, de jeux de pouvoir, de talons aiguilles, d’épreuves, de martinets et autres éléments de matos qui n’avaient aucune espèce de droit à encombrer tout son espace et tout son rayonnement sémantique.

Et comme si n’était pas suffisant ce parasitage en règle, érotisme a dû subir, sur un autre front, mais de la part des mêmes envahisseurs, souvent, d’autres assauts de sens, qui l’ont paré des plus fausses élégances. L’érotisme n’était plus seulement ce qui concernait le plaisir amoureux et la volupté, il était, par opposition à la pornographie, ce qui en traitait avec art, avec dignité, raffinement et goût. Le goût était plutôt grossier, en général, et l’art le plus souvent au-dessous du médiocre. Quant à la dignité, le désir et le plaisir en avaient bien suffisamment par eux-mêmes, et de liens immédiats avec la poésie la plus haute, pour qu’ils eussent besoins de suspectes garanties de respectabilité, délivrées par des marchands d’art, des éditeurs de livres à tirage numéroté, des femmes du monde et de vieux messieurs libidineux.

La tentation est grande d’abandonner le pauvre érotisme à son malheureux destin, tant l’ont gravement compromis les fréquentations frelatées où il s’est vu contraint. Mais d’une part c’est très injuste à son égard, et d’autre part c’est nous punir nous-mêmes, car nous avons de lui grand besoin, pour lui faire dire ce qu’il veut dire, et rien de plus.

Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L., pp. 186-187.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2010
glissez

Ni vu ni connu, vous glissez-vous dans votre vie désertée ?

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 55.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
pourvoir

qui liera en fagots les traits de l’averse afin de pourvoir en eau les terres arides ?

[…]

qui fera pousser une brosse au bout de la queue de l’âne vainement agitée – et le meunier regagnant sa demeure n’aura plus de farine sur son paletot ?

[…]

qui, mais qui va permettre à la bûche de retourner une deuxième fois au feu et grâce à qui le verre sera-t-il une peau sensible ?

[…]

quel architecte inspiré dirigera la coulée de lave avec tant de maestria qu’elle formera en se solidifiant une cité radieuse ?

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 56-57.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
perdu

J’ai perdu l’inspiration en me taisant et Phébus ne me regarde plus.

Ainsi en fut-il des Amycléens : ils se taisaient et leur silence les perdit.

Anonyme latin, La veillée de Vénus.

David Farreny, 3 fév. 2011
fond

Voilà. Des années ont passé. Nous vivons ensemble dans une maison en dur, j’ai réussi, j’ai une vraie maison toute dure. Francis est parti, et nous sommes tous les deux. Et alors, quoi ? Je m’ennuie. Le mot est faible. C’est évident que je m’ennuie. L’amour pour moi s’est toujours déroulé en trois phases fatales : découverte, habitude, lassitude. Et c’est fini. Chaque fois que je me suis mis à vivre avec une femme, je me suis retrouvé un jour à me dire sur ma natte : « Pop, ce que tu t’emmerdes, au fond. Demain tu la quittes. »

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 81.

Cécile Carret, 9 mars 2012
respect

Ce respect pour des poètes que l’on ne comprend pas et que, malgré tout, l’on veut atteindre, est la source de nos méchantes littératures.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 113.

David Farreny, 23 oct. 2014

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