endroit

Il était le fils de sa mère. Il appartenait à l’endroit. Il fut l’endroit fait homme, comme elle avait été la femme qu’il avait fallu, à un moment donné, à cet endroit. Il ne pouvait croire qu’on s’y établisse et respire sans abdiquer, dans l’instant, ce qu’il ne réclamait point, en devenir possesseur et possédé, l’esclave, le maître, ce qu’il était assurément.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 48.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
enclaves

Le département des Hautes-Pyrénées a deux enclaves dans celui des Pyrénées-Atlantiques. J’ai un goût marqué des enclaves et suis allé religieusement observer, sans y pénétrer, l’enclave espagnole de Llivia, dans les Pyrénées-Orientales, près de Bourg-Madame. Ce goût a certes précédé la métaphore que j’en tire, dont pourtant je ferais volontiers une éthique : introduire dans chaque discours ce qu’il refoule, être dans chaque groupe ce qu’il exclut. Enclave de la nostalgie dans la modernité, puis violemment l’inverse… Les enclaves ne se conçoivent qu’emboîtées.

R.B. se disait à l’arrière-garde de l’avant-garde. Il ne serait pas mal d’être un chevau-léger galopant sans cesse dans les deux sens le long de la colonne en marche, et donnant des nouvelles au passage. Mais y a-t-il une colonne en marche, et vers où ?

Renaud Camus, « vendredi 13 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 504.

David Farreny, 9 août 2005
classique

C’est le samedi que la décrue s’amorça. On revint au quaternaire tardif. Aux moussons succéda un hiver frisquet, classique. La rivière regagna son lit cloisonné de quais obliques, sanglé de ponts.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 19.

David Farreny, 24 nov. 2005
anachronisme

Le sot est celui qui pense après nous et avec effort une pensée que nous avons déjà eue sans difficulté et qui est astreint par là à faire son avenir avec nos restes, avec notre passé. Dès lors, c’est nous qui limitons sa pensée, puisque nous savons où elle va et quel arrêt momentané elle s’imposera, puisque nous connaissons en détail et par nécessité tous les relais qu’elle va trouver. Son invention est en même temps répétition, son avenir est en même temps passé. Je dis : pour nous. Car nous ne nions point que le sot n’invente, ne dévoile, ne découvre. Mais ces différents processus d’une pensée libre ne sont plus rien pour nous que des répétitions. […] Nous en connaissons les tenants et les aboutissants, nous la jugeons, la dépassons, en modifions par notre existence même perpétuellement le sens. En sorte que l’activité présente du sot, identique à la nôtre, est à la fois totalement invention et totalement périmée, totalement pour-soi et totalement en-soi figé. Cela va plus loin, car on pense que le sot ignore qu’il est sot. On lie donc ici sottise et ignorance : on s’amuse du sot qui croit à la validité de son effort libre, qui compte sur lui, met en lui sa dignité, s’effraye du résultat de son effort (faute de le voir encore) alors qu’il est en fait un pur anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. Il y a donc au cœur de la conscience sotte une perpétuelle mystification, un perpétuel mensonge, une ignorance profonde. Le sot est dupe, sa conscience est truquée ; il croit être homme quand il n’est que nature, il croit agir quand il est entre parenthèses et qu’il se bat contre des difficultés déjà tombées hors du monde ; il croit être mon contemporain alors qu’il est tombé hors de mon temps, qu’il retarde, comme on dit. Ainsi pense l’homme « intelligent », sot en ceci qu’il ne voit pas que la sottise vient au sot par Autrui.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, pp. 320-321.

David Farreny, 14 déc. 2008
adresse

Aucune illumination pour moi, enchaîné par moi-même, c’est-à-dire par la seule force qui puisse me libérer. Alors comment faire ? Se détruire en laissant une adresse où se retrouver. Quelle adresse ? Qui a mon adresse ? Qui saura tout ce que j’ai su ?

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 140.

Cécile Carret, 28 juin 2012
dissolvant

Désir d’un sommeil plus profond, plus dissolvant. Le besoin de métaphysique n’est que le besoin de la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.

David Farreny, 28 oct. 2012
contribution

À ce trait et à bien d’autres encore, nous reconnûmes que le Père Lampros évitait la controverse ; et son silence agissait plus puissamment que la parole. Dans la science également où il comptait au nombre des maîtres, il évitait de prendre part aux luttes des écoles. Son principe était que toute théorie représente une contribution à l’universelle genèse, l’esprit de l’homme en chacun de ses âges concevant à neuf la création, et que chaque interprétation recèle autant de vérité vivante, et pas d’avantage, que la feuille qui se déploie pour bientôt périr. C’est pour cette raison qu’il s’était nommé Phullobius «  feuilles parmi les feuilles  » montrant cet étonnant mélange de modestie et de fierté qui lui était propre.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 79.

Cécile Carret, 27 août 2013
dilemme

Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, dans l’espoir ; mais qu’espérer encore dans la liberté ? ou dans le régime qui l’incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ? Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie… Bonheur immédiat, désastre imminent — inconsistance d’un régime auquel on n’adhère pas sans s’enferrer dans un dilemme torturant.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 17 mars 2024
imaginations

Au nombre des impressions qui accompagnaient mes lectures, celle, souvent, que l’auteur se montrait moins soucieux de m’ouvrir son monde que de ruiner le mien. Une phrase sur deux, lorsqu’elles me parlaient, parfois, avait une allure de paradoxe, prenait le contre-pied de ce que je pouvais croire encore. Combien de fois n’ai-je pas levé la tête, les joues gonflées, le front plissé, la cervelle meurtrie comme l’arrière-train par le banc de chêne, me demandant s’il y avait lieu de prendre pour bon ce que racontait le livre ou de rester sur ma position ? C’est alors que l’avis d’un adulte aurait été nécessaire. Mais il suffisait de les voir, paisibles, un peu renfrognés, fermés aux signes de plus en plus nombreux, pressants, redoutables qui nous parvenaient du dehors, sûrs d’eux-mêmes, de la réalité et je ramenais mes yeux sur la page, les joues toujours distendues, l’intersourcilier froncé.

Il ne m’aurait pas coûté, comme à mes voisins de table, de passer par profits et pertes les opinions que j’avais reçues, par la force des choses mais auxquelles, par la force d’autres choses ou, plus précisément, de leur signe, je n’adhérais pas vraiment. Mais, si mal que ce soit, elles étaient gagées sur des choses, des murs de pierre, des êtres de chair et de sang, des paysages fortement contrastés, des moments tandis que celles que je tirais des livres ne renvoyaient à rien de tangible, d’éprouvé. Il se pouvait que le papier en épuise toute la réalité et on ne bâtit pas sur des imaginations.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 37.

David Farreny, 22 mars 2024

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