ainsi

L’idée, qu’on rencontre aujourd’hui souvent, que la culture digère tout, s’approprie les productions subversives qu’elle ainsi désamorce et qui deviennent après cela un nouveau chaînon d’elle, cette idée est fausse.

Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 23.

David Farreny, 13 avr. 2002
paresseuse

Ou bien on allait à la pêche, pour manger des haricots verts en salade dans de la vaisselle en aluminium, sous ces arbres encore plus beaux de s’appeler des charmes. Palpitante d’éclats, de reflets, d’obscurités, hâtive ou paresseuse, la Meurthe remuait doucement les feuillages comme une femme qui se déshabille. On voulait tout saisir. Les ablettes rejetées dans l’herbe y luisaient comme des clés vivantes, et un éboulement insensible et tendre nous emportait.

Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard.

Cécile Carret, 20 mai 2007
choses

Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 115.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
inédite

On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.

Cécile Carret, 26 août 2009
possibles

Il croyait avoir acquis avec le temps une sorte de sens pour les endroits où des juke-box étaient possibles. Dans les centres des villes il y avait peu d’espoir, ni dans les quartiers rénovés ni à proximité de monuments, des parcs ou des allées (sans même parler des quartiers résidentiels). Presque jamais il n’était tombé dessus dans des villes thermales ou des stations de ski (mais les localités voisines, à l’écart et pour ainsi dire jamais nommées, en étaient susceptibles : ô Samedan près de Saint-Moritz), presque jamais dans des ports de plaisance ou dans des stations balnéaires (mais bien dans des ports de pêche et plus fréquemment encore aux départs des bacs : ô Douvres, ô Ostende, ô Reggio de Calabre, ô Le Pirée, ô Kyle of Lochalsh avec le bac pour les Hébrides intérieures, ô Aomori tout au nord de la principale île japonaise Hondo avec le bac pour Hokkaido, entre-temps supprimé), moins souvent dans des établissements sur la terre ferme ou à l’intérieur des terres que sur des îles ou à proximité des frontières.

Peter Handke, « Essai sur le juke-box », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 92-93.

David Farreny, 31 oct. 2009
décivilisation

Car les jeunes en question sont moins opprimés ou méprisés que séduits par un système expansif de production et de consommation qui ne leur parle qu’immédiateté, qui leur fait miroiter tout, tout de suite, et qui les pousse ainsi à délaisser les vieilles promesses exigeantes de l’intégration et de l’émancipation pour la promesse technique, fraîche et excitante de disposer du monde d’un claquement de doigts ou comme disait Fellini, « d’avoir le maximum de choses, en excluant l’attention personnelle, la participation personnelle ». Et ce qui entretient en eux la rage, c’est le sentiment d’être lésés dans leurs droits chaque fois que leur désir rencontre une impossibilité, une difficulté ou une limite. À les gratifier, quoi qu’ils fassent, d’une compréhension infinie, on collabore à la transformation des droits de l’homme en droits de l’homme de l’enfant gâté, c’est-à-dire à la décivilisation du monde.

Alain Finkielkraut, « Réponse à Stefan Zweig », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 245-246.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
désenchanteresse

L’éventualité de partir jette une clarté désenchanteresse sur l’histoire à laquelle je me suis trouvé mêlé. Sans doute fallait-il la juger importante lorsqu’elle était en cours. Elle devient singulièrement insignifiante quand elle semble pour s’achever.

Pierre Bergounioux, « vendredi 25 décembre 2009 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1095.

David Farreny, 26 fév. 2012
criai

Je rouvris les yeux et me remis à faire les cent pas devant la grange, toujours plus vite, comme si je voulais prendre un élan. Je m’arrêtai. Je sentais ma poitrine devenue instrument, et je criai. Filip Kobal qu’on n’entendait jamais à cause de sa petite voix et que les surveillants du foyer religieux réprimandaient parce que sa prière « ne passait pas », Filip Kobal criait, à le faire désormais regarder avec d’autres yeux par tous ceux qui le connaissaient.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 170.

Cécile Carret, 21 sept. 2013
anglais

S’exprimer en anglais tout le temps, c’était comme jouer tout le temps dans un film et prononcer des mots appris, qui avaient un sens léger, réduit, passager. […] Même les injures qu’elle lui lançait manquaient de réel et paraissaient trembler, ne jamais atteindre leur cible. Oui, voilà, parler anglais ne la touchait pas et elle ne touchait pas. Parler anglais ne lui promettait que des situations normées.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 136.

Cécile Carret, 19 mars 2014
coups

Je m’étais souvent demandé si Carl était mauvais, ou pervers, ou torturé au point d’exercer sa vengeance comme une grammaire, à chaque détour de phrase, et dans quelle mesure elle pouvait se contenir dans les mots. À l’écrit, ceux qu’il employait dans son métier de critique étaient eux-mêmes des débordements, où sa vision du cinéma véhiculait moins des avis tranchés que des condamnations sans appel, dont les victimes se relevaient souvent mal. À l’oral aussi, ses mots semblaient lestés d’une charge trop lourde, que le décalage de leur sens déséquilibrait, ils portaient plus loin que nécessaire, on les recevait comme des coups. À quel moment Carl pouvait sortir de leur cadre, il était impossible de le savoir.

Christian Oster, Massif central, L'Olivier, p. 13.

David Farreny, 28 fév. 2024

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