Il faut que l’inquiétude subsiste.
Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 507.
Il fait une journée splendide, très chaude mais sans oiseaux ni parfums ni espérance. J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. Je couvrirai une page au prix d’un travail inélégant, brutal — la course à travers la sapinière, dans la frange interdite, sous le soir.
Pierre Bergounioux, « dimanche 2 septembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 336.
Dilemme : le fusil ou le travail.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 24.
Voyons, toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n’est-elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu’une partie seulement du réel ? Le reste est silence.
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 107.
On descendait par trois marches à la salle commune ; elle était enduite de ce badigeon sang de bœuf qu’on appelait naguère rouge antique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre les silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant. La nuit, l’œil de la bête, les murs rouges, le parler rude de ces gens, ces propos archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi qui s’ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves : ce passé me parut mon avenir, ces pêcheurs louches des passeurs qui m’embarquaient sur le méchant rafiot de la vie adulte et qui au milieu de l’eau allaient me détrousser et me jeter par le fond, ricanant dans le noir, dans leur barbe sans âge et leur mauvais patois.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
Or à jamais tu dormiras,
Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,
Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien
Qu’en nous des chères illusions
Non seul l’espoir, le désir est éteint.
Dors à jamais. Tu as
Assez battu. Nulle chose ne vaut
Que tu palpites, et de soupirs est indigne
La terre. Fiel et ennui,
Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.
Or calme-toi. Désespère
Un dernier coup. À notre genre le Sort
N’a donné que le mourir. Méprise désormais
Toi-même, la nature, et la puissance
Brute inconnue qui commande au mal commun,
Et l’infinie vanité du Tout.
Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.
Dans la banalité homogène des heures solitaires, mi-laborieuses mi-rêveuses, entre mon lit, ma table de travail et le mur qui me faisait face, je jouissais intimement du caractère profondément répétitif de mes occupations. D’une certaine façon, elles avaient toutes le caractère et le sens d’un rite. C’est ainsi qu’elles s’entouraient de précautions et de préliminaires destinés à me rendre maître d’une zone neutre de l’espace et du temps au-delà de laquelle seulement pouvait se dérouler une action telle, par exemple, que la lecture ou l’écriture ou la mise en ordre périodique de mes documents. En somme, les heures les plus remplies nécessitaient toujours une importante part de vide.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 17-18.
— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.
Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.
Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.
La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire ; et de quelques autres, c’est de n’écrire point.
Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 233.
Je n’ai rien fait de toute la journée, avec une constance et une opiniâtreté de moine tibétain ; j’ai entendu sonner toutes les heures, et même les demies. Exactement comme dans ma jeunesse : le vide absolu. Sauf que je n’ai pas la vie devant moi. Je n’ai rien devant moi.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (2) », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 138.
Tu peux épingler huit cent sept papillons ; mais pas le vol d’un seul.
Or j’ai deux paupières.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 73.
Sitôt apparue abolie, la jolie passante est une étoile filante, la preuve en est encore, mon pauvre ami, que ton vœu ne se réalisera pas.
Éric Chevillard, « mercredi 13 septembre 2023 », L’autofictif. 🔗