Beaucoup souhaitent léguer à la postérité, à défaut d’une œuvre, leur propre figure.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, p. 90.
Ma chambre donne sur un volcan.
La fenêtre de ma chambre donne sur un volcan.
Enfin un volcan.
Je suis à deux pas d’un volcan.
Il y avait dans notre propriété un volcan.
Volcan, volcan, volcan.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 161.
Je l’ai accompagnée jusqu’à la chambre. Je l’ai assise sur le lit. Je l’ai déchaussée. J’ai eu le courage de m’occuper d’elle. Je me suis dit qu’elle m’aimait, maintenant. Que c’était de l’amour. Qu’est-ce que je vais faire ? me suis-je dit. Viens, a-t-elle suggéré. Je l’ai prise. Ç’a été bien. Ça marchait.
Christian Oster, Une femme de ménage, Minuit, p. 118.
Autour d’une maison, l’eau ne songe qu’à défier les lois de la gravité : elle veut monter.
Pour ce faire, tous les moyens sont bons.
Le meilleur, c’est la capillarité.
L’eau venue des drains bouchés goutte du sommet des murs.
Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 57.
On peut ne s’être jamais su l’auteur de cette prose sourde.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 7.
En un sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d’avoir un passé — mais qu’il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu’en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m’inquiéter de savoir comment c’est d’un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née.
Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 178.
Donc, n’importe où. N’importe où, c’eût été parfait. Dino Egger pouvait naître n’importe où – je me retiens de dresser la liste des lieux qui entrent dans cette catégorie – Aalter, Aarau, Aarschot, Aartselaar, Aba, Abadan, Abakan, Abbeville… –, on me soupçonnerait d’élaborer des stratégies dilatoires pour ne pas reprendre sérieusement mon enquête. Dino Egger pouvait naître n’importe où – Abdère, Abeokuta, Aberdeen, Abidjan, Abitibi, Abkhasie, Ablon-sur-Seine… –, nous n’aurions pas tardé à en être informés partout, aussi bien à Zwickau qu’à Zwijndrecht ou Zwolle.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 102.
Ce matin, un instant de paix délicieuse, de chaleur, de détente, en m’éveillant. Après un moment de plaisir profond, j’ai pensé : C’est des moments comme celui-ci que quelque chose de divin, peut-être seulement d’amoureux, se manifeste, mais c’est si simple que je ne suis pas capable de le reconnaître.
Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 146.
Et c’est la Mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame :
Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers vêtus d’emphase et de métal, ses grands Acteurs aux yeux crevés et ses Prophètes à la chaîne, ses Magiciennes trépignant sur leurs socques de bois, la bouche pleine de caillots noirs, et ses tributs de Vierges cheminant dans les labours de l’hymne,
Avec ses Pâtres, ses Pirates et ses Nourrices d’enfants-rois, ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines, ses Prébendiers et ses Marchands, ses grands Concessionnaires des provinces d’étain, et ses grands Sages voyageurs à dos de buffles de rizières,
Avec tout son cheptel de monstres et d’humains, ah ! tout son croît de fables immortelles, nouant à ses ruées d’esclaves et d’ilotes ses grands Bâtards divins et ses grandes filles d’Étalons — une foule en hâte se levant aux travées de l’Histoire et se portant en masse vers l’arène, dans le premier frisson du soir au parfum de fucus,
Récitation en marche vers l’Auteur et vers la bouche peinte de son masque.
Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 265.
Certaines personnes ne comprennent rien à ce que j’écris, mais rien. Elles m’en font parfois la confidence – parmi elles, des embarrassées, bien honteuses même et qui en conçoivent une sorte de mésestime d’elles-mêmes qui bien évidemment me navre ; mais aussi, parmi elles, des offusquées, vaguement moqueuses ou méprisantes qui me prennent pour un prétentieux vain et fumeux, ce qui bien évidemment me navre. Pour toutes, ma phrase est telle : x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x + x, si elle n’est carrément x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2 + x2. Elles dérapent sur mes pages comme sur de la glace ou s’y égarent comme dans un brouillard. Leur intelligence peut être agile, par ailleurs, ce ne sont pas (toutes) de sombres brutes, mais cette fois rien à faire : pas d’entrée, pas de prise. À se demander si nous possédons le même cerveau, devant ce constat angoissant : nos têtes ne peuvent rien échanger que des hochements dépités et les bosses qui en résultent quand elles se cognent.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 162.
D’abord, Poix Saint-Hubert
où un homme seul tanguait
sous les néons de La Notte.
Puis Grupont, dont la gare
secondaire ne désirait rien
tant que passer inaperçue ;
à Forrières, bois d’hiver
entassé le long des rues,
nuancier de mousses et
lichens, avant les églises
de Jemelle, saupoudrées
de poussière. À Marloie,
autres stères, aux bûches
cannelle cette fois ; après
Ciney, la ville d’Assesse
que nul ne visite jamais,
et à Courrières (souvenir
de catastrophes minières),
des moignons d’arbustes
sciés sur un talus ébarbé.
À Naninne (ou Louzée ?)
des bovins constellaient
les prés en pente, boues
gelées. Après Gembloux,
escarpements, et toitures
effondrées, oui, à Chastre,
à l’image d’un pays entier.
Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.
Je suis confuse. Comme d’habitude. Je sens que je ne veux rien et ça me culpabilise. Je ne veux pas vivre debout, ou bien j’en suis incapable ; je veux dormir. Je suis aveugle à la réalité et aux autres. Voici la conclusion définitive. Je sais que Dieu n’existe pas (c’est un problème qui n’existe pas), il n’y a pas de vie future, il n’y a rien, je ne m’interdis rien, pourtant je ne fais rien. C’est ma seule possibilité de vivre. Une fois, c’est tout. Pourtant je ne fais rien.
Alejandra Pizarnik, « samedi 18 juillet 1959 », Journaux 1959-1971, José Corti, p. 28.