mais

Dégoût de ce qui est fait, de l’opera omnia. Sensation d’être en mauvaise santé, de déchéance physique. Courbe déclinante. Et la vie, les amours, où sont-ils ? Je conserve un certain optimisme : je n’accuse pas la vie, je trouve que le monde est beau et digne. Mais je tombe.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 24 mai 2003
lire

Lire est de même se retirer du monde, peu ou prou, s’approcher de la fontaine, traiter de pair à compagnon avec la nuit. « Je n’y suis pas », dit l’homme qui lit : je suis sorti de moi par l’œil, le souffle et la virgule, ce corps n’est celui de personne, respectez-le comme tel, vous avez raison d’avoir peur. Toute phrase est une clef des champs. Mais les champs sont à leur tour autant d’incipit, les bois des guillemets, dans cette ferme abandonnée nous aurions bien tort de ne pas reconnaître une victime, encore une, de la concordance implacable des temps. Je parle d’une source : c’est une source qui parle.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 23.

Élisabeth Mazeron, 22 nov. 2003
grimace

Les années passant, je me suis mis à mal supporter les dîners à plus de quatre convives où, le vin aidant, propos et attitudes finissent toujours par se décaler, fût-ce légèrement, pour derrière la façade aimable d’un ami très cher, faire place à la grimace plus ou moins supportable d’un parfait inconnu. J’ai donc pris le risque de passer pour un triste sire, m’étant aperçu que je n’avais nulle envie de découvrir chez les autres quoi que ce soit qu’ils n’aient eu expressément envie de me dire.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 10.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
verts

Quand il n’y a pas de mouvement dans les verts, la lumière claque plus fort sur le mur blanc.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 24.

Cécile Carret, 4 mars 2010
échelle

On le voit, ce ne sont pas des projets étriqués car il ne convient à Grégor que d’affronter de vastes dimensions. Très tôt, parmi celles-ci, lui vient la certitude qu’il ferait bien par exemple un petit quelque chose avec la force marémotrice, les mouvements tectoniques ou le rayonnement solaire, des éléments comme ça – ou, pourquoi pas, histoire de commencer à se faire la main, avec les chutes du Niagara dont il a vu des gravures dans des livres et qui lui semblent assez à son échelle. Oui, le Niagara. Le Niagara, ce serait bien.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 15.

Cécile Carret, 9 oct. 2010
œuvre

Pur esprit, non tout à fait cependant, mais dédiant aussi toutes les sèves du corps et l’électricité de ses muscles à l’élaboration de sa grande œuvre, sacrifiant ce corps sans regrets, et s’il faut broyer dans le mortier un cartilage d’oreille pour obtenir le liant désiré qui fera de son tableau un épisode marquant de notre histoire, n’hésitant pas à trancher la sienne au plus ras aussi naturellement que s’il saisissait sur la table la brosse ou le tampon.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 34.

Cécile Carret, 27 janv. 2011
défendre

Lectures : le fond des miennes, ces temps-ci, ce sont les présocratiques, toujours. Je dévale Xénophane, je gravis Héraclite avec des sandales ailées, je m’allonge en Épicharme, hume Alcméon, frôle Iccos, Paron, Aminias, feinte Euphranor et contemple ébloui Parménide, avant que d’affronter le cruel Zénon, Zénon d’Élée. Interminable est le voyage, à travers les petits caractères et les italiques du texte de la Pléiade, d’autant que toutes les trois lignes se proposent ces chemins de traverse, les notes, sans compter l’ensorceleur index des irrésistibles doxographes. Qui saurait se défendre efficacement contre Porphyre, contre Posidonius d’Apamée, contre Favorinus d’Arélate (c’est-à-dire d’Arles), « le plus ancien philosophe gaulois, platonicien puis sceptique » ? Not me, that’s for sure. Bacchios de Tanagra me trouve ville ouverte. Chaméléon d’Héraclée, qu’Athénée de Naucratis (à ne surtout pas confondre avec Athénée le Mécanicien, le plus sexy, forcément) s’obstine à citer sous le nom de Chaméléon du Pont, me fait rendre les armes, pâmé, tandis que Terpandre et saint Fulgence le disputent en ma haute mais capricieuse faveur à Rufus d’Éphèse et à Tertullien. Pour le fond, s’il y en a un, je ne suis pas sûr d’y comprendre grand-chose. Est-ce de science, qu’il s’agit ? Mais pourquoi se donner le souci de tâcher de saisir ce que sont les théories astronomiques, cosmologiques, physiques ou médicales des uns et des autres, puisque non seulement elles sont fausses, archi-fausses, pour la plupart, mais elles paraissent, même, tout à fait gratuites ? Pour Thalès le principe de toute chose est l’eau, pour Anaximène c’est l’air, pour Xénophane de Colophon c’est la terre, pour Héraclite c’est le feu. Pour Anaximandre, c’est l’Illimité. So what ? Que nous enseignent ces doctrines ravagées, sinon leur propre errance, leur suffisance parfois, leur cocasserie bien souvent ? Relèvent-elles de la philosophie ? C’est à craindre.

Renaud Camus, « mercredi 24 août 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 248.

David Farreny, 21 août 2011
échappé

Je suppose que j’aurais dû me soucier plus tôt de savoir ce qu’il en était de cet escalier, à quoi il se rapportait, ce à quoi on pouvait s’attendre en l’occurrence et comment il fallait le prendre. C’est que tu n’as jamais entendu parler de cet escalier, me disais-je en guise d’excuse, et pourtant, les journaux et les livres passent continuellement au crible tout ce qui existe si peu que ce soit. Mais on n’y trouvait rien sur cet escalier. C’est possible, me disais-je, tu auras sans doute mal lu. Tu étais souvent distrait, tu as sauté des paragraphes, tu t’es même contenté de lire les titres, peut-être y parlait-on de l’escalier et cela t’a échappé. Et maintenant tu as précisément besoin de ce qui t’a échappé.

Franz Kafka, « Je suppose que j’aurais dû… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 472-473.

David Farreny, 16 déc. 2011
prix

Avec un sentiment.

Un curieux sentiment.

Comme un sentiment de domination, de supériorité, voilà, la supériorité de l’homme debout sur l’homme assis.

Quoi encore ?

Un certain pouvoir sur la vitesse, sur le paysage, qui défile devant les fenêtres, où le jour se joue de tout. Des têtes. Des nuques, des visages, qui se balancent en même temps. Il reste même une place libre.

Lui seul peut décider de la prendre.

Quelle jouissance, quand même.

Et si j’allais m’asseoir, se dit-il.

Tu paieras pas plus cher.

On ne s’entend jamais sur le prix.

Ce qui lui coûte à lui, c’est de se faire remarquer, encore, de déranger encore, de demander pardon, enfin bon.

Il y va. Il prend son sac et il y va.

Il aurait pu ne pas y aller mais il y va.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 51.

Cécile Carret, 4 mars 2012
figuratif

Sur les dépliants d’époque, on voit bien la piscine construite sur le toit et dont le fond transparent permettait aux clients du centre commercial de voir les baigneurs […].

Par en dessous, elle a regardé la piscine de Cap 3000, ce miracle figuratif qui avait fasciné les visiteurs à l’inauguration du centre commercial, elle a regardé les corps d’enfants plongeant avec une gaieté amortie, elle a regardé les nageurs posés là-haut à la surface, elle les voyait sortir de l’eau, se hissant en raccourci sur l’échelle, le corps tronqué puis vaporisé dans l’air et la lumière, elle en voyait d’autres qui s’élançaient avec véhémence ou résignation comme des spectres effervescents et qui fondaient, fuligineux, dans la noirceur de l’eau, et elle a croisé le regard d’une femme qui nageait lentement au fond, là, si près d’elle, glissant et tâtonnant, scrutant par les hublots immenses comme si elle jetait un œil outre-tombe, regardant, cherchant ce qui était perdu, puis remontant, et revenant, souriant, remontant, fuyant très vite, et revenant.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 42, 150.

Cécile Carret, 17 mars 2012
chaleur

Nous avions coutume alors de fermer les volets et de lire à la lumière d’une lampe des feuilles jaunies et des papiers qui nous avaient accompagnés dans maints voyages. Nous reprenions aussi de vieilles lettres, et ouvrions, afin d’y puiser courage, les livres éprouvés, où des cœurs depuis bien des siècles tombés en poussière nous dispensent leur chaleur.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 88.

Cécile Carret, 27 août 2013
licite

On peut attaquer un philosophe, polémiquer avec n’importe qui. S’en prendre à un écrivain est beaucoup plus grave. Je ne peux pas tomber sur un écrivain (mort ou vivant) comme je tomberais sur n’importe qui. Il y faut une loi. L’attaque d’un écrivain devient licite dès lors qu’il se conduit en thérapeute social, en médecin du monde, guérisseur sans frontières.

Philippe Muray, « 17 avril 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 166.

David Farreny, 2 mars 2015

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