fin

Quand tout se confond sous la neige et semble mort, qu’on pressent le fin mot de l’affaire et celui de la fin — à savoir qu’on est sur les mauvaises terres que le jeu de forces aveugles, des fatalités statistiques, la pression démographique et la rente différentielle, peuplent et désaffectent alternativement, livrent aux bois, aux hommes et puis aux bois —, un filet de fumée bleue s’élève du toit duveteux, immaculé.

Pierre Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 98.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
dégoût

Donc, tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela, je suis un espèce de fidèle dans mon infidélité, et quoique étant changé, je suis le même, et mon tourment n’est autre que ceci : à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais-je pas servir et être utile en quelque sorte, comment pourrais-je en savoir plus long et approfondir tel et tel sujet ? Vois-tu, cela me tourmente continuellement, et puis on se sent prisonnier dans la gêne, exclu de participer à telle ou telle œuvre, et telles et telles choses nécessaires sont hors de la portée. À cause de cela on n’est pas sans mélancolie, puis on sent des vides là où pourraient être amitié et hautes et sérieuses affections, et on sent le terrible découragement ronger l’énergie morale même, et la fatalité semble pouvoir mettre barrière aux instincts d’affection, et une marée de dégoût qui vous monte. Et puis on dit : «  Jusqu’à quand, mon Dieu !  »

Vincent van Gogh, « Le Borinage, juillet 1880 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 99.

David Farreny, 15 juin 2009
marcheur

Je dis rose, mais ce pourrait être vent, sable, boue, bœuf-carottes, violoncelle, bruit de porte ou claquement de semelles de bois sur un carrelage… le déclic est le même. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de différence profonde entre la vue de la glycine en fleurs et celle d’un bus calciné par un attentat, entre une décapitation et marcher sur du gravier blanc… Cela peut sembler étrange, mais le processus d’écriture me paraît strictement le même, sinon le fait qu’il naisse d’émotions contraires […]. Il n’y a donc pas de sensations qui seraient poétiquement dignes, et d’autres non. Chaque poète a sa mémoire propre, avec des secteurs propices à la parole, et d’autres moins. Ce ne sont pas seulement des interdits moraux qui bloquent l’articulation entre sensation, émotion et parole ; des partis pris esthétiques, politiques ou simplement l’histoire personnelle peuvent également freiner et réduire le spectre du poétiquement possible pour chacun.

Faut-il dépasser ces limites ? Pas nécessairement, sauf si elles créent une frustration. Il me semble qu’on peut travailler aussi bien horizontalement, c’est-à-dire multiplier et diversifier les prises sur le réel, que verticalement, et creuser quelques sensations que l’on sait décisives. Plutôt que de chercher à étendre la palette, s’acharner sur certaines sensations qui insistent et pèsent sur la langue, sans que le poète sache toujours pourquoi. Ce que la poésie doit rejeter, c’est le confort, la réduction au savoir-faire. Au fond, il est aussi fou d’aller au bout du monde que de rester chez soi. L’important reste de tenter, de risquer ; la poésie demeure « en avant », dans ce déséquilibre qui porte le marcheur, même s’il ne sait où il va puisqu’il n’y a pas de chemin. Un poète fait du chemin, il ne le suit pas. Même lorsqu’on pourrait croire qu’il tourne en rond, ou en spirale.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 62.

Cécile Carret, 4 mars 2010
échappée

Quignard écrit aussi : « Avoir une âme, cela veut dire avoir un secret. » J’ai grand mal à souscrire à cette assertion — ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que je ne la trouve pas intéressante, qu’elle ne me nourrit pas. Elle n’est juste, à mon sens, qu’à la condition de prendre le mot secret dans la définition que j’aime à lui donner : le seul secret qui vaille, c’est le secret qui reste quand tous les secrets sont levés. L’âme, oui : l’irréductible au sens, l’indicible, l’échappée de toute parole.

Renaud Camus, « dimanche 15 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 82.

Élisabeth Mazeron, 31 mars 2010
érotisme

ÉROTISME. Érotisme était un mot parfaitement bienvenu et on ne peut plus utile pour désigner ce qui concerne l’amour et spécialement l’amour physique, l’activité sexuelle, le plaisir, le désir, le sexe.

Il lui est arrivé le grand malheur, hélas, d’être enlevé et détourné par une camarilla d’anciens séminaristes torturés, qui l’ont chargé et surchargé de sens superfétatoires, lesquels ne reflètent que leurs angoisses personnelles, leurs troubles religieux, leurs vices éventuellement ou leur peine à parvenir à la jouissance.

Il n’est en aucune façon dans la nature étymologique d’érotisme d’avoir partie liée à la “transgression”, au sacrilège, au sadomasochisme, à tout un bric-à-brac conceptuel et quincaillier de chaînes, de jeux de pouvoir, de talons aiguilles, d’épreuves, de martinets et autres éléments de matos qui n’avaient aucune espèce de droit à encombrer tout son espace et tout son rayonnement sémantique.

Et comme si n’était pas suffisant ce parasitage en règle, érotisme a dû subir, sur un autre front, mais de la part des mêmes envahisseurs, souvent, d’autres assauts de sens, qui l’ont paré des plus fausses élégances. L’érotisme n’était plus seulement ce qui concernait le plaisir amoureux et la volupté, il était, par opposition à la pornographie, ce qui en traitait avec art, avec dignité, raffinement et goût. Le goût était plutôt grossier, en général, et l’art le plus souvent au-dessous du médiocre. Quant à la dignité, le désir et le plaisir en avaient bien suffisamment par eux-mêmes, et de liens immédiats avec la poésie la plus haute, pour qu’ils eussent besoins de suspectes garanties de respectabilité, délivrées par des marchands d’art, des éditeurs de livres à tirage numéroté, des femmes du monde et de vieux messieurs libidineux.

La tentation est grande d’abandonner le pauvre érotisme à son malheureux destin, tant l’ont gravement compromis les fréquentations frelatées où il s’est vu contraint. Mais d’une part c’est très injuste à son égard, et d’autre part c’est nous punir nous-mêmes, car nous avons de lui grand besoin, pour lui faire dire ce qu’il veut dire, et rien de plus.

Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L., pp. 186-187.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2010
axiome

La plongée dans La Ballade du café triste me rappelle un peu ces débuts d’histoire d’amour qui, quoique tout à fait banals, n’en gardent pas moins leur impact sidérant quand on les vit : premier regard échangé, intuition d’une attirance, énigme d’une reconnaissance muette. Il s’est passé exactement ça avec McCullers, notamment grâce à ce petit axiome qu’elle théorise dans le roman (et que j’attribuais jusqu’alors à Gainsbourg) : en amour, « il y a celui qui aime et celui qui est aimé, et ce sont deux univers différents ». The lover versus the beloved. Nous serons nombreux à tenter fébrilement, tout une vie durant, de contredire cette vérité pourtant maintes fois éprouvée.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 23.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
traîne

Un taxi me conduit jusqu’à Mériadeck, à travers le décor urbain qui ravive les souvenirs d’il y a trente-cinq ans. La traîne de la mémoire, derrière nous, prend, à la fin, une ampleur, une longueur encombrantes, effrayantes. Difficile de composer avec les images, les affects restés des mondes traversés. Où que je me transporte, maintenant, je vois accourir les fantômes des années mortes. Les heures qui ne sont plus se mêlent à celles, tardives, où je suis parvenu, dont elles accusent, par contraste, le désenchantement, la grisaille. J’ai vécu.

Pierre Bergounioux, « samedi 6 décembre 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 447-448.

David Farreny, 2 fév. 2012
remontés

D’ailleurs à Java : partout ces grands coqs dégingandés qui courent entre les jambes, les charrettes, comme des jouets trop remontés avec leur plumage superbe.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 125.

Cécile Carret, 28 juin 2012
interruption

J’ai le sentiment de ne savoir où diriger tous ces dons que le voyage prodigue avec tant d’abondance. Je n’ai plus de « projet » bien descriptible et cette longue interruption qui m’a fait tant de bien n’a fait aussi que renforcer ma perplexité. Amadou sec, j’attends ma flamme.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 129.

Cécile Carret, 28 juin 2012
pessimiste

Quand Flaubert se demandait pourquoi il n’avait pas eu de femmes, pourquoi « l’être féminin » [n’avait] jamais été “emboîté” dans [son] existence, il donnait trois causes :

1. il était lui-même un être féminin ;

2. il était pessimiste ;

3. il était artiste.

Philippe Muray, « 23 novembre 1981 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 154.

David Farreny, 2 mars 2015
aimer

Mon Dieu, ne me permettez pas de tomber plus bas que je ne suis, au-dessous de moi-même. Laissez-moi dans ma misère ordinaire, qui est d’écrire afin d’aimer, non d’être aimé…

Richard Millet, « 20 février 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 20 avr. 2024
démonétisée

Je n’ai rien à faire, serre quelques mains, bavarde avec des libraires, des journalistes, des auteurs. Je les regarde, ces auteurs : fatigués, ringards, pitoyables, attendant le chaland sous les projecteurs qui les enlaidissent : Anne Wiazemski qui se décatit de salon en salon ; Marie Nimier dont le profil se rapproche de l’oiseau de proie et chez qui rien n’est laid sans que cependant l’ensemble soit beau ; Jocelyne François qui ne me reconnaît pas ou ne le veut ; Jean-Christophe Rufin qui, lui, me rappelle que nous nous sommes vus à Beyrouth, l’an dernier, et qui me dit : « J’ai dépassé les 80 000 exemplaires ; et toi ? » ; Lacouture, « régional de l’étape » qui cligne des yeux et grimace comme un vieil ecclésiastique surpris à la sortie d’un bordel ; Dominique Fernandez qui semble épuisé d’être lui-même et pose une main fripée de vieille femme sur l’épaule de son giton, et tant d’autres dont la vue me désole, tâcherons des lettres, commis, clercs, mitrons, courtisans, sycophantes, ilotes d’une renommée impossible et d’une gloire hors d’atteinte, sans doute démonétisée…

Richard Millet, « 10 octobre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024

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