maître

Les buissons d’un minuscule jardin sont devenus si hauts et si touffus qu’on peut à peine se glisser jusqu’au croisement des deux courtes allées. Un escalier aux marches descellées descend vers une pièce d’eau couverte de morènes. Noirceur du labyrinthe de poche, longues ombres des deux vieux cyprès, soleil pâle — je n’aime rien tant que ces maisons abandonnées et leurs jardins solitaires, dont je suis le maître par amour, par attention, par absence au monde, le temps d’un allongement sur la murette. Même les chiens paraissent entendre des voix éteintes, et les rires d’enfants morts. Ils s’avancent sur la pointe des pattes, comme si à tout instant quelqu’un allait pousser les volets et s’étonner de leur présence, et de la mienne.

Mais non, nous sommes bien seuls.

Renaud Camus, « mardi 10 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 69.

David Farreny, 22 fév. 2004
vérins

Beau temps calme, de fin d’été. Il me semble me souvenir de jours semblables, au jardin du Breuil, dans le temps pur, comme étale, des premières années. J’écris toute la matinée, reprends en milieu d’après-midi. J’évoque, très mal, la marche des forêts, la joie sourde, triomphante qu’on éprouve à voir, à toucher les lourds engins de terrassement arrêtés sur la brande. Avec leurs chenilles, leurs roues crantées, leurs vérins au poli de miroir, leurs organes d’acier, ils sont enfin à la hauteur du vieux monde écrasant. C’est à armes égales que l’on affronte enfin, avec eux, l’inclémence des hauteurs, la brande, le rocher. Mais alors on n’a plus de raison de s’y tenir. Elles sont livrées aux arbres, comme à l’origine. Le futur, c’est le passé.

Pierre Bergounioux, « mardi 16 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 461.

David Farreny, 12 déc. 2007
journée

La pluie, qui amincit le jour, n’est pas soumise à un horaire administratif. Bien avant l’aube, elle crible un rêve inexplicable où la chair de l’autre est comme sa propre chair. Une fusion jusqu’alors inconnue.

Les premiers gestes de vivre resteront baignés de cet impossible ; oripeaux jetés pêle-mêle sur le vif ; yeux, front, vitre, ciel, tout collés les uns aux autres, journée qui s’amorce qu’une bête déclinerait.

Jean-Pierre Georges, « Rideau », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 60.

David Farreny, 31 mars 2008
pèlerin

Conduire une auto, avec le soleil matinal dans les yeux, sur une départementale. Campagne blanche, gelée, chauffage à fond. Qu’importe que ce soit pour signer un papier rayant 33 ans de ma vie. Chaque instant apparu du fond de l’éternité foudroie d’innocence le pèlerin du temps.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 16.

David Farreny, 27 juin 2010
muet

Au fait, est-ce que tu as vu hier à la télévision le reportage sur les personnes seules ?

La femme : « Je ne me souviens que du moment où l’interviewer a dit à quelqu’un : “Racontez donc une histoire de solitude !” et l’autre est resté muet. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 40.

Cécile Carret, 26 juin 2013
style

Nous aimons, de livre en livre, retrouver l’auteur tel qu’en lui-même – Proust, Beckett, Nabokov, Gombrowicz, Arno Schmidt : trois lignes et ils sont là, c’est aussi net, aussi patent qu’un visage, une silhouette, une démarche, le style impose une présence. Ces écrivains-là ne s’effaceront pas pour laisser vivre des personnages ; ces derniers resteront très exactement des figures de style – et ma foi, ils me paraissent pour autant aussi bien campés que ceux des romanciers modernes et même ectoplasmiques qui préfèrent emprunter leurs caractères à la réalité et voudraient nous persuader de leur existence sociale. D’ailleurs, ils leur échappent souvent et, à les en croire, la police doit se mettre en planque dans les gares pour appréhender ces fugueurs.

Or c’est agaçant, le style est de plus en plus souvent tenu pour une afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de futilité. Si l’écrivain s’est vraiment blessé, qu’il se contente de crier « aïe ! », on le comprendra. Certes, mais l’intérêt de sa contribution m’échappe un peu.

Le style est un appendice physique de l’écrivain, c’est encore son corps. Ce dernier meurtri, molesté, attaqué par la maladie, le style en sera le dernier membre sain. Dans L’Ardoise magique, carnet du cancer qui va l’emporter, Georges Perros écrit : Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Aïe, aïe, aïe, donc. Oui, mais non, en l’occurrence, c’est Georges Perros qui meurt.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
citrons

Mais, avant de partir, j’achetais au marchand de journaux l’un des quotidiens de Rome ou de Milan dont chaque page avait la taille d’une affiche et qu’on lisait en écartant les bras comme un Christ. Chaque mot imprimé avait son poids d’encre et de plomb. Sans couleur, sans publicité, la une ne présentait rien que d’intimidant. Cette austérité, au pays des citrons !

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 101.

David Farreny, 20 juil. 2014
monté

L’orgueilleux donne l’impression d’être toujours monté à cheval sur lui-même.

José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.

David Farreny, 6 janv. 2015

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