Ada était un rêve de beauté blanc et noir avec une touche de fraise à quatre endroits, une reine de cœur symétrique…
Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 447.
Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.
Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.
J’ai un tas d’idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf.
Mais que veux-tu, parfois, je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.
Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.
Vincent van Gogh, « Arles, août 1888 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 400.
C’est ici qu’Esti aurait souhaité vivre. Il imagina aussitôt qu’il descendait du train, s’installait dans cet enfer de roche, devenait forestier ou plutôt casseur de pierres, épousait une fille croate au pâle visage rond comme une pomme, en fichu noir, jupe blanche et tablier noir, et puis qu’il vieillissait avec elle sans donner de ses nouvelles et serait enterré dans la vallée, anonyme. Mais il imagina aussi qu’il était le maître de ces montagnes et de ces forêts, riche, puissant, connu et admiré de tous, peut-être même plus grand qu’un roi. Son imagination s’exerçait sur toute chose. Il pouvait jouer avec sa vie, puisqu’elle était encore devant lui.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 65.
Connaissance totale de soi-même. Pouvoir encercler l’étendue de ses capacités, comme la main enveloppe une petite balle. Prendre son parti de la plus grande déchéance comme de quelque chose de connu, à l’intérieur de quoi on reste encore élastique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 254.
Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature : celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement.
Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 205.
Il n’y a que dans les rêves des vivants dont ils furent proches que les morts réellement réapparaissent et peuvent même connaître de nouvelles aventures. Nous dormons pour que vivent les morts. La nuit, ces fantômes s’incarnent dans nos corps. C’est en vérité cela, l’au-delà.
Éric Chevillard, « vendredi 5 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗
Ce qu’on cache c’est le pareil-que-les-autres. On en fait un secret. Un occulte. Pour camoufler le néant. Les visages sont différents, pas les corps.
Philippe Muray, « 7 janvier 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 409.
J’ai la rime – yack et kayak –, il me reste à trouver le lieu et la situation.
Éric Chevillard, « mercredi 10 février 2016 », L’autofictif. 🔗
L’existence de l’œuvre d’art prouve que le monde a un sens.
Même si elle ne dit pas lequel.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 19.