Il n’est pas passé cependant, ce commun voyage en ligne droite par la montée de la petite rue pavée, avec le retour par l’allée qu’éclairait le soleil du soir ; il est toujours présent et c’est pourtant une mauvaise plaisanterie que de le dire présent.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 82.
Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre tes mains, élusif lecteur (mais ton présent n’est pas le mien, il n’est même, tout au contraire, que l’un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d’une saison lointaine, une ou deux matinées d’un autre été, tel soir d’un hiver en allé, il est tout creusé d’inexistence, de néant, de silence et d’oubli : simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans ; simples piliers même, éventuellement, et d’une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n’ont pas reçu leurs chapiteaux historiés ; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires.
Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, P.O.L., p. 72.
Le règne du Même provoque en eux le culte exacerbé des qualités intimes, voire factices, qui les font être autres.
Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, p. 90.
Le plus intéressant dans cette histoire, c’étaient les lieux. La campagne est magnifique, en ce moment ; et même cette terrasse de Mauvezin, dans sa paisible insignifiance, son Dasein insinuant, tout de vacance, un dimanche fait espace, du rien fait air… J’imagine que la perversion commence quand les balustrades se mettent à produire plus d’effet sur vous que les corps, les ciels que les visages, les feuillages que les queues… À moins que ce ne soit le grand âge ? Ou bien encore la sagesse, le détachement ? Programme d’une vie : je me détache. Programme d’une mort ?
Renaud Camus, « dimanche 23 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 244.
Au cours de la route mon compagnon B. me prône une décevante philosophie de l’immobilité, de l’indifférence et de l’échec ; il est intéressant et je le crois absolument sincère. Il prétend que j’ai des illusions, c’est bien le cas. J’en ai beaucoup qui n’attendent que moi pour les rendre réelles ; je crains pour lui qu’il n’ait renoncé aux siennes un peu trop tôt. Il prétend que la joie n’existe pas. Je lui accorde qu’elle est disparue quand on croit la tenir, mais comme la contrebasse d’un orchestre on la devine quand elle nous manque.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 35.
La mort est claire dans le ruisseau
et sauvage dans la lune
et claire
comme le soir venu l’étoile frémit
étrangère devant ma porte
la mort est claire
comme le miel en août
aussi claire est cette mort
et elle m’est fidèle
quand arrive l’hiver
oh Seigneur
envoie-moi une mort
que j’aie froid
et que la langue me vienne dans la mer
et près du feu
Seigneur
La mort dans la nuit attaque le tronc d’arbre
et le sommeil de quelques merles
dans les obscurités.
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, La Différence, p. 63.
Il y a des questions dont nous ne pourrions pas venir à bout si nous n’en étions dispensés par nature.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 456.
Même à l’échelle d’une vie, on tombe de haut.
Éric Chevillard, « jeudi 12 mars 2020 », L’autofictif. 🔗
Ces pays dont on ne sait trop comment prononcer le nom, par exemple la Bouriatie, sont irritants au plus haut degré. On voudrait n’être jamais venu au monde.
Olivier Pivert, « Bouriatie », Encyclopédie du Rien. 🔗