Aimer quelqu’un à partir de sa mort, est-ce de l’amitié ?
Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 16.
Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;
De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, Gallimard, p. 55.
C’est dès qu’on respire qu’on est sommé d’agir, exposé à pâtir. Aussi un accès infaillible, fulgurant nous est-il ménagé sur l’endroit précis où les heures d’or, les nôtres attendent notre venue pour commencer leur ronde. J’ai su où était ma place quand je n’avais pas le premier mot pour l’expliquer. Ç’aurait été sans importance si j’avais pu m’y établir. Je le cherche parce que ce qui est arrivé n’est pas ce qui aurait dû et qu’on peut toujours, à défaut, s’efforcer de comprendre, d’accepter.
Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 20.
L’origine de la révolte généralisée dans laquelle nous vivons, c’est la Résistance ; les résistants ont ennobli, glorifié, mis au goût du jour ce nouveau protestantisme ; il n’y aura bientôt plus que des révoltés, d’abord côte à côte, puis, lorsque l’objet de la révolte aura disparu, face à face.
Paul Morand, « 5 août 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, pp. 302-303.
J’ai continué de déjeuner avec Hélène Malebranche et les Jordan. Jordan était un homme d’allure sportive, à la mâchoire marquée, que j’ai immédiatement soupçonné de faire des randonnées dans les Alpilles. En même temps, il avait le regard très bleu, qui pouvait dire pas mal d’autres choses. Sa femme était petite, avec de beaux seins, la taille prise, elle portait une jupe en synthétique très fin qui brillait un peu. Ses yeux aussi brillaient un peu, comme si elle s’était mis des gouttes. Elle avait un nez magnifique, que j’ai regardé tout en déjeunant, je ne sais pas si elle s’en est aperçue. […]
C’est elle, Agnès Jordan, donc, qui m’a demandé combien de temps j’allais rester. Hélène, elle, se taisait, et je me suis dit que, si Malebranche ne posait pas de questions, sa femme, de son côté, était réservée ou peu liante. J’ai pensé que c’était embêtant quand on s’occupe de chambres d’hôte et j’ai répondu à Agnès Jordan que je ne savais pas exactement, tout en adressant à Hélène Malebranche un sourire embarrassé, auquel elle a répondu par un sourire pas embarrassé du tout, comme si cette question ne la concernait pas. Agnès Jordan, elle, ne savait visiblement pas quoi faire de ma réponse, et Philippe Jordan ne venait pas à son secours, non plus que moi, du reste, qui aurais pu lui demander depuis combien de temps, eux, ils étaient là, mais, pour des raisons esthétiques, disons, ça me semblait presque impossible de lui retourner une question qui reprenait la plupart des mots que contenait la sienne.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 97-98.
Une petite troupe de strip-tease de La Potinière de Paris, conduite par un vieux cabotin aux cheveux gris nicotinés, à l’œil cinochard, le verbe haut, appelle « mon petit » l’employée d’Air France qui lui jette un regard méprisant, se fait appeler « papa » par les trois jeunettes de la troupe qu’il convoite cependant qu’il feint de les protéger. Il a l’air d’avoir récemment conquis une grande poule aux chevilles épaisses, perchée sur d’immenses talons, les pores du visage agrandis par les démaquillants, le cheveu décoloré, qui se drape dans un manteau de pluie du genre faux léopard. Elle vient se suspendre à son bras timidement dans un grand concours de bracelets entrechoqués. Et lui la rudoie un peu pendant qu’il demande les billets, prétextant avec pompe et d’une voix caverneuse qu’il est très, très occupé. Si le ridicule tuait, il ne serait pas parvenu au bout de sa phrase.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.
Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.
Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.
Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.
— Je t’ai réveillé ?
— Pas du tout.
— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?
Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :
« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,
Elle embrasse la sauvage nuit nègre,
Elle a bu du champagne… »
— C’est beau, murmura Esti.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.
Ou bien la compagne de l’artiste est seule à aimer, à comprendre et à défendre l’œuvre de celui-ci, que le monde ignore ; ou bien, elle est seule à savoir sur quel socle lézardé de mesquineries, de hontes et de frustrations s’élève cette œuvre que le monde admire.
Éric Chevillard, « vendredi 28 juin 2013 », L’autofictif. 🔗
Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.
Après toutes ces années passées en tête-à-tête avec le Moi, on ne peut plus le voir en peinture. On aimerait le fuir aussi loin que possible. Peut-être dans les Vosges ? Peut-être à Saint-Dié ? Ça doit être pas mal, Saint-Dié ? Ou peut-être Remiremont ?
Olivier Pivert, « La possibilité des Vosges », Encyclopédie du Rien. 🔗
Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.
Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.