Ada était un rêve de beauté blanc et noir avec une touche de fraise à quatre endroits, une reine de cœur symétrique…
Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 447.
La contemplation d’un chou rouge coupé en deux lui procura un réconfort : replis blancs et violets, mystérieuse géographie, secrets de cervelle. Il s’arrêtait ainsi devant les structures végétales, minérales, animales, dont la luxuriance baroque semblait résumer la complexité de l’existence. Alors, il ne pensait pas, ne devenait nullement plus lucide, mais il se sentait en équilibre avec ce qu’il contemplait.
Michel Besnier, Le bateau de mariage, Seuil, p. 73.
Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.
Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.
Or, une chose se ramène, pour l’essentiel, aux rapports qu’elle soutient avec les autres. C’est l’alternative qui nous accable ou nous réjouit, l’absence d’un terme dont on a connaissance qui nous rend gai, s’il est mauvais, et, dans le cas contraire, nous désole. Le paysage corrézien, vers 1960, perpétuait celui de la France d’Ancien Régime, à quelques inclusions près, en petit nombre et dûment circonscrites, de la réalité extérieure ou de l’âge ultérieur qui, pour le coup, se confondaient. Elles avaient, pour substance et principe, le fer.
C’étaient les rubans parallèles, luisants, jetés à travers les creux et les crêtes, les tourbières, les broussailles, et je me rappellerai toujours mes attentes anxieuses, incrédules, sous des aubettes en fibrociment plantées dans la solitude, près du ballast. Jamais un train ne desservirait ce désert. C’était ajouter à la cruauté de notre relégation, que de nous laisser croire que ces rails allaient conduire jusqu’à nous la jolie Micheline bicolore, crème et rouge cerise, ou la locomotive noire au souffle belliqueux, taurin, suivie de deux ou trois wagons vert bouteille. Le silence était si grand qu’il en devenait audible. C’est lorsqu’on avait perdu espoir, consenti à rester immobile, oublié, que la respiration détonante de la machine à vapeur ou le barrit un peu moqueur de l’autorail s’éveillait au loin, balayait la mélancolie consubstantielle au lieu, à l’heure morte dont il était la demeure.
Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, pp. 28-33.
Paul a sept ans. Il faudrait que le temps s’arrête, qu’il reste dans la fraîcheur de cet âge. Parce qu’il est né, lui, d’accord avec lui-même quand nous sommes respectivement, son frère et moi, nos plus acharnés ennemis. Il lui suffit d’être, alors que nous avons à devenir, à nous changer de fond en comble, à chercher, par effort, travail sur soi, défiance, et violence, un compromis passable auquel, sans doute, nous ne parviendrons jamais. Nous sommes trop mal faits, venons de trop loin. Trop d’humeur noire, d’emportements, de véhémence, de susceptibilité. Paul, lui, est entré comme de plain-pied dans une paix qui nous fuit. La division, avec le trouble et le tourment qui s’ensuivent, la haine de soi, l’éternel mécontentement, lui ont été épargnés et c’est un bonheur.
Pierre Bergounioux, « lundi 20 avril 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 588.
Il croyait avoir acquis avec le temps une sorte de sens pour les endroits où des juke-box étaient possibles. Dans les centres des villes il y avait peu d’espoir, ni dans les quartiers rénovés ni à proximité de monuments, des parcs ou des allées (sans même parler des quartiers résidentiels). Presque jamais il n’était tombé dessus dans des villes thermales ou des stations de ski (mais les localités voisines, à l’écart et pour ainsi dire jamais nommées, en étaient susceptibles : ô Samedan près de Saint-Moritz), presque jamais dans des ports de plaisance ou dans des stations balnéaires (mais bien dans des ports de pêche et plus fréquemment encore aux départs des bacs : ô Douvres, ô Ostende, ô Reggio de Calabre, ô Le Pirée, ô Kyle of Lochalsh avec le bac pour les Hébrides intérieures, ô Aomori tout au nord de la principale île japonaise Hondo avec le bac pour Hokkaido, entre-temps supprimé), moins souvent dans des établissements sur la terre ferme ou à l’intérieur des terres que sur des îles ou à proximité des frontières.
Peter Handke, « Essai sur le juke-box », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 92-93.
tout ce métal tout ce granit tous ces étais
pour que tienne le pariétal
quand tu ne craindras plus les eaux
tu t’appuieras au fond du crâne
comme à ce mur chaud
qui fait oublier le glaucome du soleil
et regarderas devant
Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine, p. 39.
(Qu’est-ce que ce besoin que nous avons de beauté ? Un caractère acquis, un réflexe conditionné, une convention linguistique ? Et la beauté physique, en soi, qu’est-ce ? Un signe, un privilège, un don irrationnel du sort, comme – ici – la laideur, la difformité, la déficience ? Ou bien un modèle sans cesse changeant que nous forgeons, plus historique que naturel, une projection de nos valeurs et notre culture ?)
Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 33.
Je fais une balade dans la ville. Les maisons sont rouges et blanches et grises avec de beaux heurtoirs aux portes, les rues pavées larges et désertes montent et descendent, tournent très raide, il y a pleine lune dans un ciel sans nuages et les échos sont parfaitement au point ; c’est encore bien plus féérique qu’on ne peut l’imaginer. Le port est gardé par un chat noir et blanc très gentil qui s’étire sous le clair de lune. Les bateaux ont des noms charmants qu’on ne comprend pas. On ne s’étonnerait pas de trouver par terre quelque chose comme un jouet neuf ou un violon. Je me sens tout à fait chez moi. Au retour le chat m’accompagne jusqu’à la porte, me fait une espèce de signe et retourne vers les bateaux.
Je n’ai jamais vu tant de choses s’arranger aussi bien à la fois.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 48.
Ah, c’est que l’ennui guette vite, dans les descriptions, on ne va pas trop traîner là-dessus. Finalement, le roman, quand on y pense, aura été un formidable réservoir à phénomènes, avant de les voir foutre le camp l’un après l’autre. Les choses, les objets, les détails. Les couleurs à la surface. Rien qu’à regarder une liste d’autrefois, c’est tout un bazar fantastique qui vous remonte à la mémoire, une vraie quincaillerie oubliée. Tout un magasin d’accessoires, mannequin d’osier, peau de chagrin, étui de nacre, chartreuse d’ici ou de là, contrat de mariage, chat-qui-pelote, sept pignons, mousses du vieux presbytère et ainsi de suite. Mais où sont tombés ces rossignols ? Toutes ces choses inanimées qui avaient pourtant une âme, et encore plus forte que celle des acteurs de l’histoire. Mais où est-ce que ce bordel est passé ?
Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 95.
Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard, pp. 315-316.