fendu

Le lendemain matin, la sonnerie du réveil a fendu mon sommeil comme une hache. Je n’avais qu’une envie, c’était de me rendormir, de me faire porter pâle et de remettre mes débuts au lendemain. Tout autour, j’entendais le crachotis de la pluie. La chambre baignait dans une lumière crépusculaire, qui semblait à la fois plus vive et plus sourde que celle à laquelle j’étais accoutumé. Je suis allé à la salle de bains m’asperger le visage et chier sans joie avant de cavaler pour attraper le bus. Le ciel était fienteux et maladif. Les trottoirs grouillaient déjà d’un monde qui pataugeait dans les flaques pour aller au boulot. Et ceci, ai-je saisi avec horreur, se répétait tous les matins : le tumulte affairé de la métropole.

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 12.

David Farreny, 21 mars 2002
principe

Le poing de fer qui les a martelés a comme parachevé leur principe fossile, leur essence chtonienne. Écornés, rongés, feuilletés, sous le pilon, à l’instar de bancs sédimentaires, leur carcasse grise, herbue, a fini par se confondre avec l’écorce terrestre. N’étaient les couleurs piquées dessus, les écriteaux de tôle et l’esplanade ménagée à proximité, rien ne les distinguerait des reliefs entassés, entre Argonne et Woëvre, sur l’antique route des invasions. Quand on gagne la superstructure, on a besoin de se rappeler, de se dire qu’on a leurs deux étages, et les soutes, sous les pieds, qu’on en foule le toit, et non une quelconque portion de la surface du globe. Les inégalités sont telles qu’elles excluent l’idée d’ouvrage, de toit, d’art et de mesure, de fragilité qui signent la main de l’homme. Il n’y a que la vieille terre pour souffrir pareilles lésions et n’être pas percée, détruite, pulvérisée. Les projectiles de 400 — deux mètres de long et huit cents kilos — qui ont traversé, n’ont pas enlevé de grands pans de muraille, à peine dérangé les profondeurs obscures, compartimentées, de termitière. Le seul effet, indirect, de ces colossales atteintes, c’est l’inflexion, peu perceptible, qu’on observe dans la galerie où un dépôt de munitions, enflammé par un coup perforant, explosa. La paroi du fort a reculé d’une trentaine de centimètres et tout un bataillon — six cent soixante-dix hommes — fut foudroyé, dont on mura les restes dans une casemate.

Pierre Bergounioux, Le bois du Chapitre, Théodore Balmoral, pp. 50-52.

David Farreny, 21 oct. 2005
registre

Le vrai fou est celui qui se fait à lui-même toutes les objections de la raison et s’en accommode à merveille, comme si elles relevaient d’un autre registre de l’existence.

Renaud Camus, « samedi 1er février 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 68.

David Farreny, 30 avr. 2006
Américains

L’ethnographie non plus ne nous aide pas : voyez le peuple le plus mélangé du monde, les Américains ; c’est pourtant celui dont l’identité raciale saute le plus aux yeux ; en cent ans d’histoire, les États-Unis ont produit une race aussi reconnaissable que les peuples les mieux enfermés géographiquement. La morphologie américaine, issue de tant d’hérédités différentes, est si pure, qu’elle résiste à tous les travestis ; leur cinéma a beau nous montrer les soldats de Pilate, les compagnons de Jeanne d’Arc ou les courtisans de Marie-Antoinette, c’est toujours la tête de Truman ou celle du détective de service que vous repérez sous le casque romain, la galette médiévale ou la perruque Louis XVI. D’où le grand effet d’hilarité de leurs reconstitutions historiques.

Roland Barthes, « Visages et figures », Œuvres complètes (1), Seuil, pp. 268-269.

David Farreny, 3 mars 2008
voir

Mercredi – Pour réussir à voir ce que cache cette fenêtre, il faudrait allonger le cou et contourner le métro d’en face, sauter par-dessus la rambarde et attendre le moment où le soleil entrera dans la chambre. S’il arrive.

Jeudi – De la voiture encore, à la même heure mais sur un trajet différent. Tout voir brusquement à ras de terre, l’Art nouveau, la dentelle aux rideaux, les rideaux de fer et les Buttes-Chaumont (un crâne d’herbe).

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 13.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
trancher

Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.

Cécile Carret, 4 mars 2010
étincelle

Que des bonnes questions, aucune réponse. Il faudrait que je m’astreigne à des mois — des années ! — de diète de lecture, que je trouve la force de me soustraire à la stérile intelligence des livres… pour que jaillissant de moi ou du ciel, de la terre ou du sang, ou même de nulle part, une étincelle annihile à jamais toute question et toute réponse.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 58.

David Farreny, 27 juin 2010
accomplies

Orage violent cette nuit. Sommeil coupé par les coups de tonnerre et les éclairs. La pluie reprend avec force ce matin. De ma fenêtre, je regarde tomber les larges gouttes qui forment un rideau légèrement argenté entre les arbres et mon regard. Quelque chose de secret m’enchante qui remonte de l’enfance. La peur, la chaleur, la colère de l’orage, qui se fondent en pluie, qui se délivrent et engendrent la fraîcheur et la joie que l’on sent monter de la terre et des plantes assoiffées. La pluie est plus fine, les gouttes en tombant dans les flaques dessinent des cercles parfaits qui s’élargissent un instant et s’effacent aussitôt. Malgré les erreurs, les ratés qui encombrent notre conscience ou gisent oubliés dans l’inconscient, il se peut que nous ne puissions nous empêcher de tracer avec nos vies des formes accomplies. Que ce qui est dans notre esprit, fureur vaine, orgueil, médiocrité, déréliction, soit dans une perspective plus vaste aussi parfait qu’une goutte de pluie ou une feuille sur un arbre et ne puisse être autrement.

Nos richesses viennent d’une enfance qui demeure inaccessible ou d’imprévisibles rencontres.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 52.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
bénignité

Un soleil plus oblique, un peu pâli, mais plein de bénignité, dore sans plus les chauffer les petites avenues presque vides ; un sentiment restitué et presque cristallin de l’espace, dès qu’on sort, emplit les poumons : on dirait que chacun se déplace moins vite et avec moins de bruit, comme s’il marchait sur la pointe des pieds, dans les rues alenties de ce village de nouveau au bois dormant. La population a brusquement vieilli en même temps que la saison : plus de cris d’enfants, mais çà et là des femmes aux cheveux blancs, figées comme des statues et jusque là invisibles, que le reflux découvre et qui prennent le soleil, enveloppées de couvertures, sur les perrons et les balcons. Tout semble, maisons et gens, flotter désoccupé dans l’espace agrandi, avec cette allure engourdie et absente des groupes attardés qui regardent un coucher de soleil.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 185.

David Farreny, 19 oct. 2014
malveillance

Pour écrire, de nombreuses qualités ne sont pas forcément nécessaires. Il faut seulement beaucoup d’amour ou beaucoup de malveillance. J’ai peur que dans mon cas ce soit la seconde solution. Mais qu’importe, si la malveillance s’applique à consumer quelque chose qui, légitimement, doit être objet de haine…

Philippe Muray, « 26 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 439.

David Farreny, 23 août 2015

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