Ne comptez pas sur moi
Je ne reviendrai jamais
Je siège déjà là-haut
parmi les Élus
Près des astres froids.
Ce que je quitte n’a pas de nom
Ce qui m’attend n’en a pas non plus
Du sombre au sombre j’ai fait
un chemin de pèlerin.
Je m’éloigne totalement sans voix
Le vécu mille et mille fois m’a brisé, vaincu.
Moi le fils des Rois.
André Laude, « dernier poème », Œuvre poétique, La Différence, p. 725.
On part après-demain matin. On m’a cassé la dent qui me sinusitait. La moitié est restée dans la mâchoire, et comme on n’a pas de chien, c’est elle qui restera vigilante la nuit, et le jour elle m’empêchera de me laisser aller. Participation avec la nature, admiration coulante, n’y comptons pas. Elle ne laissera passer que le très bon, le solide. Il en sera de même, d’ailleurs, pour les ennuis et les dangers.
Tout de même, il faut que je puisse la tenir en échec.
Elle est forte de sa poche à pus.
Bien, mais j’emporte un bistouri, moi.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 206.
Mucilage enchâssé dans une caverne osseuse, une fois privé de l’être, l’œil est destiné à pourrir quelque jour dans la tombe, à se dissoudre de nouveau en boue liquide ; mais aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre.
Thomas Mann, Les confessions du chevalier d’industrie Félix Krüll, Fayard.
N’empêche, le plus inquiétant, dans un cas comme dans l’autre, et d’ailleurs dans tous les cas, c’est la solidité butée de la structure, chez les « êtres », et ces alchimies rigoureuses qui font que se reproduisent, à de réguliers intervalles, les mêmes épisodes exactement. On dirait que chacun de nous porte en lui des déterminations implacables, qui l’enverront toujours dans les mêmes ornières, bien que chaque fois il soit tenté d’attribuer sa chute à des circonstances tout à fait spécifiques et contingentes. Tout s’entrevoit des rapports à venir, d’emblée. À mon âge, tout s’entrevoit même des destins. Le mien, au demeurant, me semble tout tracé, et ne faire pas, dans le sable, un bien édénique sillon. Il ne s’agit pas d’une externe fatalité, mais de constantes de mon caractère, de mon esprit, de ma « nature », qui font que je n’aurai jamais, c’est plus que probable, de succès auprès de mes contemporains, de réussite dans la carrière des Lettres, d’aisance dans mes voies.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 351.
Il observait du mieux qu’il pouvait la tête rouge qui, comme fanée, était suspendue au cou gras et semblait perdre sa couleur ; car la large moustache blanche était, à ses racines, entièrement d’un jaune sale. Pepi était assis penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, et crachait de temps à autre à travers ses mains jointes sur le sable, où se formait déjà un petit marécage. Il avait énormément bu toute sa vie et semblait condamné à rembourser à la terre, par acomptes au moins, les intérêts du liquide absorbé.
Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 56.
Je me suis levé à huit heures pour aller chez la radiologue. Elle a l’air d’une pute de la rue Saint-Denis, sympathique et drôle, avec un accent étonnant. Pendant que j’attendais, je l’entendais discuter avec une amie à qui elle faisait toute sorte de reproches :
« Je ne te fais pas de reproches, je constate, c’est tout. Tu es comme ça tu es comme ça : tu n’y peux rien, peut-être, et moi non plus. Je ne te fais pas de reproches : JE CONSTATE. »
Rien d’extra : ordinaire, comme dirait Aragon. On se serait cru à la maison.
Renaud Camus, « mercredi 3 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1219.
Voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son pour la retrouver presque pareille. On espérait tout de même un miracle alors qu’il n’en faut pas attendre d’autre que cette usure et cette érosion de la vie avec laquelle nous avons rendez-vous, devant laquelle nous nous cabrons bien à tort.
Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 46.
S’éloigner d’elle dans l’espace est surtout un moyen de s’éloigner d’elle dans le temps, dans mon temps à moi, et il s’agit de faire rendre à cet espace un maximum de temps.
Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 664.
Or nos mains commençaient leur tâton dans la nuit.
Nos mains, veuves bientôt de ta chair, de ton nombre,
De ta raison, de tes courbes d’éternité,
De ton profil par le dieu des fuites dicté,
Nos mains te demandaient dans l’ombre, ô certitude,
Comme un homme éveillé par l’angoisse nocturne
Demande et trouve, immortelle et simple, et bénit
La tranquille assertion d’un flanc doux d’épousée.
Marcel Thiry, « Prose de la nuit du onze mai », Grandes proses, Actes Sud, p. 26.