Ces bouffons lamentables et ces polichinelles humanitaires (il paraît qu’avant même d’expédier Kouchner au Kosovo, on a envoyé des clowns dans les camps de réfugiés ; et ce qui est invraisemblable c’est qu’ils n’aient pas été empalés dès leur arrivée) envahissent comme de juste l’espace malade du nouveau monde, seul et dernier théâtre où ils ont encore une petite chance, avec leurs gaudrioles morbides, de déchaîner le rire jaune des têtes de mort ; et de voir des squelettes se tenir les côtes. Si tu ne viens pas aux rigolos, les rigolos viendront à toi ; même sous perfusion.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 448.
Lazare disait encore : Je suis fatigué de ce pays qui ne peut rien pour un gars comme moi, mais, si je rentre, j’aurai l’impression d’avoir vieilli inutilement alors qu’ici, où il n’y a rien à faire, ma jeunesse s’étire sans se rompre.
Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 249.
Insignifiante, la scène lutte cependant avec l’insignifiance. Tout partenaire d’une scène rêve d’avoir le dernier mot. Parler en dernier, « conclure », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, c’est maîtriser, posséder, disperser, assener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs, les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage (maché des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques) vise à la possession de cette place ; par le dernier mot, je vais désorganiser, « liquider » l’adversaire, lui infliger une blessure (narcissique) mortelle, je vais l’acculer au silence, le châtrer de toute parole. La scène se déroule en vue de ce triomphe : il ne s’agit nullement que chaque réplique concoure à la victoire d’une vérité et construise peu à peu cette vérité, mais seulement que la dernière réplique soit la bonne : c’est le dernier coup de dés qui compte.
Roland Barthes, « Scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 247.
La phrase de Chateaubriand : « Je serai heureux d’être parti avant qu’une telle félicité ne soit advenue » (l’égalité des temps futurs), nous nous la répétons, Hélène et moi, tous les jours.
Paul Morand, « 10 juin 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 72.
Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n’ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 248.
L’homme que j’aimais m’avait reproché un jour ma passivité supposée avec d’autres. C’était dans la cuisine, au moment du petit déjeuner, il m’a dit avoir peur de cette façon propre aux femmes en général et à moi en particulier, pensait-il, de ne pas savoir ou ne pas vouloir s’opposer au désir encombrant des hommes, de se soumettre si follement à leur demande. On dirait qu’il ne sait pas combien il est difficile de dire non, d’affronter la demande de l’autre et de la refuser – difficile et peut-être inutile. Pourquoi ne sait-il pas la nécessité parfois impérieuse de se couler dans le désir de l’autre pour mieux s’en échapper ?
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 50.
Fleur de neige
fleur de bruit
fleur de braise
fleur de truite,
où sommes-nous depuis que la clarté tomba
(avec, dans notre sang, la fatigue des loups)
— à la recherche de quels commerces ?
— aux racines de quelles sources ?
le désir allumé au phosphore des nerfs…
L’aube n’est pas encore, il s’en faut
— La lampe brûle,
à quoi bon s’appuyer aux choses qui s’écroulent,
il est beaucoup de vies qui ont brûlé pour rien,
beaucoup de vies qui ont honte.
— Dormirais-je, dormirez-vous ?
… étoiles de la fin du monde !
… Que ne puis-je me mettre au chaud sous mon sommeil,
que ne peut-on ôter son visage de jour
— et dormir sans figure !
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 58.
Alors que d’habitude je changeais constamment de pas, m’écartais à contretemps, me heurtais, je marchais maintenant avec les autres, et chacun de mes pas, si inhabituelle que fût la densité humaine, trouvait du jeu sur l’asphalte. Enfin je ne trottais ni ne traînais les pieds (comme tous dans les couloirs de l’internat), mais avais ma démarche, avançais en me balançant sur la plante des pieds qui déroulait, sensible, la succession des orteils, du métatarse et du talon, envoyais au passage de petits objets sur le côté, avec le sentiment d’effronterie tranquille qui, je l’éprouvai alors dans le recommencement, avait autrefois caractérisé mon enfance.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 104.
Et ce sentiment qui la minait d’être capable de faire à peu près n’importe quoi de sa vie si seulement elle savait quoi, ce sentiment qui lui faisait perdre le plus gros de son temps depuis des années à essayer des voies et à les évacuer parce qu’elle valait mieux, ce sentiment, réussit-elle à exprimer grâce à Brooke, ce sentiment, donc, disparaissait de lui-même parce qu’elle faisait enfin quelque chose sans se poser de question.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 283.
Ira-t-il jusqu’à rogner
sur ses projets ?
Il ne fait plus rien
de peur d’être distrait
de peur de louper la vie
Et ce n’est qu’acculé par les heures
se liguant puissamment contre lui
qu’il jette
son petit nuage d’encre.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 60.