indéchiffrable

Il lui reste environ quarante-cinq minutes avant de songer à partir. Il regarde la fenêtre grillée qui donne sur la rue Vaneau, luisante et si tranquille entre deux averses. Il regarde le plafond, sale mais indéchiffrable.

Jean de La Ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert, La Table Ronde, p. 36.

David Farreny, 22 mars 2002
visages

Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.

Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.

Bilitis Farreny, 23 mai 2002
voyage

De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves — une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, saoul de ce que j’ai vu.

Pour connaître le repos, il me manque la santé de l’âme. Pour le mouvement, il me manque quelque chose qui se trouve entre l’âme et le corps ; ce qui se dérobe à moi, ce ne sont pas les gestes, mais l’envie de les faire.

Il m’est arrivé bien souvent de vouloir traverser le fleuve, ces dix minutes qui séparent le Terreiro do Paço de Cacilhas. Et j’ai presque toujours été intimidé par tout ce monde, par moi-même et par mon projet. J’y suis allé quelquefois, toujours oppressé, ne posant réellement le pied sur le sol que sur la terre ferme du retour.

Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 147.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2002
problème

Tout est réalisable ici, tout tend à être réifié, à être présent. Patrie de la foi. Le danger de la mescaline est la foi, la foi insensée, immédiate, totale qu’elle donne, la foi qui surprend tellement les visiteurs lorsqu’ils entendent des aliénés « ce n’est pas possible qu’ils aient la foi dans leurs absurdités », la foi, mais c’est précisément le problème le moins problème. Qu’est-ce qui après l’expérience de la mescaline paraît plus naturel que la foi ? La folie est un département de la foi.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 893.

David Farreny, 15 fév. 2004
déplie

Et depuis, chaque jour, ou presque, je me suis découvert de nouveaux sens. Ma vie m’intéresse prodigieusement. Je me relève, je me déplie, je m’étends dans beaucoup de directions. On a été si longtemps assis sur moi…

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 204.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
numéro

Appeler qui ? Paul épluche son carnet. Des noms suivis de chiffres s’y empilent comme au flanc d’un monument aux morts, champ infertile hérissé de proches perdus, d’amis d’un soir, d’anciennes amies qui se méprendraient. Reste ce numéro de la jeune femme en gris de l’autre soir, courage. On décroche au loin.

Jean Echenoz, L’équipée malaise, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 11 mars 2007
chat

Crab ne pourrait pas avoir de chat. Je suis beaucoup trop indépendant, dit-il.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 119.

David Farreny, 3 mars 2008
chaleur

Nous y mettions les poussins nouvellement éclos, nous les soulevions dans nos mains tels des pétales jaunes et les placions dans cette chaleur, boules duveteuses à pattes qui bougeaient sans cesse, absorbaient cette tiédeur. La chaleur nous maintient en vie. Parfois, les boules jaunes remuantes s’écroulaient, vaincues par le froid du dehors, leurs pattes pointées vers le sol pareilles à des flèches orange. La main de mon père les jetait comme des mauvaises herbes. Celle de ma mère les ramassait avec douceur ; cherchant un signe de vie dans ces petits corps jaunes, en pure perte, elle disait « mes pauvres poussins », et me souriait tandis qu’elle les lâchait sur le toboggan.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 87.

Cécile Carret, 23 déc. 2010
soupesé

1) Ayant soupesé la gibecière du chasseur de mammouth, l’invention de la roue sans plus attendre.

4) Le pianotement mélodieux des ongles sur les tables (par modification moléculaire de la kératine ; et nos cheveux quand nous remuons la tête en rythme font de la musique pour nos danses).

5) L’élucidation de la vieille et lassante énigme de l’œuf et de la poule, ainsi résolue : la première poule naquit du deuxième œuf et le premier œuf fut pondu par la deuxième poule.

20) Le moteur à blouse (?)

21) L’indispensable trigore (?)

22) Le jeu des treize boules (?)

23) Le cycle des Contes de l’avant-vieille et du surlendemain.

24) Le suffering-ball, simple sac de cuir empli de sable qui – par ricochet, déplacement, transfert – encaisse les douleurs à notre place.

25) Le parapluie inoubliable.

26) La séparation chirurgicale de la poésie et de la mièvrerie sur toute la longueur de la langue de chair.

33) Une couleur nouvelle (rien d’un boueux mélange de celles que nous connaissons) correspondant à certain état intérieur de contentement dans le malheur.

41) Les douze lois du hasard et leurs combinaisons.

42) Étendue à l’homme, la faculté du chat d’être pour soi-même brosse et coussin.

46) La Lettre aux habitants des mondes sublunaires suivie de leur amicale réponse

49) Mon père, récit biographique si précis dans son évocation – jusqu’aux organes, jusqu’à l’os, atomes et molécules compris – et d’une langue si délicate, si soignée, si stimulante, que le cœur du défunt se remit à battre ; et que chaque lecteur fervent à son tour ressuscite son propre père.

54) Une traduction fidèle et désopilante de la Bible.

58) Le dernier mot.

94) L’amour, comment l’obtenir et le garder (une méthode).

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 12-45.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
mousse

Dans les montagnes du Centre, ces gros hôtels aux façades austères, leurs portes discrètement haussées d’insignes de clubs, derrière lesquelles on trouve une poignée de voyageurs de commerce groupés là dans la fumée des gauloises comme des cloportes sous une même mousse.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 65.

Cécile Carret, 18 juin 2012
drame

Et c’est la Mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame :

Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers vêtus d’emphase et de métal, ses grands Acteurs aux yeux crevés et ses Prophètes à la chaîne, ses Magiciennes trépignant sur leurs socques de bois, la bouche pleine de caillots noirs, et ses tributs de Vierges cheminant dans les labours de l’hymne,

Avec ses Pâtres, ses Pirates et ses Nourrices d’enfants-rois, ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines, ses Prébendiers et ses Marchands, ses grands Concessionnaires des provinces d’étain, et ses grands Sages voyageurs à dos de buffles de rizières,

Avec tout son cheptel de monstres et d’humains, ah ! tout son croît de fables immortelles, nouant à ses ruées d’esclaves et d’ilotes ses grands Bâtards divins et ses grandes filles d’Étalons — une foule en hâte se levant aux travées de l’Histoire et se portant en masse vers l’arène, dans le premier frisson du soir au parfum de fucus,

Récitation en marche vers l’Auteur et vers la bouche peinte de son masque.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 265.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
la

L’immense lenteur du monde. La rapidité de la mort.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 17.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
promeneur

Chérie, chérie, comme c’est magnifique que l’été revienne en plein automne, et comme c’est bien, car on pourrait difficilement supporter le changement des saisons si on n’y faisait équilibre intérieurement. Chérie, chérie, mon retour du bureau vaut la peine d’être raconté, d’autant qu’il ne m’arrive rien d’autre qui vaille cette peine. À six heures et quart, je sors d’un bond par la grande porte, je regrette ce quart d’heure gaspillé, je fais un demi-tour à droite et je me dirige vers la place Wenceslas ; puis je rencontre quelqu’un de connaissance qui m’accompagne et me raconte des choses intéressantes, j’arrive chez moi, j’ouvre la porte, ta lettre est là, j’entre en elle comme un promeneur qui, fatigué de marcher à travers champs, pénètre maintenant dans les bois. Certes, je m’égare, mais cela ne m’effraie pas. Puissent tous les jours finir ainsi.

Franz Kafka, « lettre à Hedwig Weiler (octobre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 603.

David Farreny, 20 avr. 2014

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