droit

Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut justement leur demander, et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrent pour lui faire face, d’autres intrus se présentent aussitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu’il y a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux postulants. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait précédemment se change en disette, et la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent dans toutes les parties de la salle, et par les clameurs importunées de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les aliments qu’on leur avait fait espérer.

Thomas Malthus, « Apologue du banquet », Essai sur le principe de population.

David Farreny, 27 mars 2007
avance

Le monde a pris une telle avance sur moi que j’en suis réduit à le regarder se perdre, là-bas, dans la distance, du côté du présent.

Pierre Bergounioux, « mardi 10 octobre 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 627.

David Farreny, 12 déc. 2007
comblements

Comblements : on ne les dit pas — en sorte que, faussement, la relation amoureuse paraît se réduire à une longue plainte. C’est que, s’il est inconséquent de mal dire le malheur, en revanche, pour le bonheur, il paraîtrait coupable d’en abîmer l’expression : le moi ne discourt que blessé ; lorsque je suis comblé ou me souviens de l’avoir été, le langage me paraît pusillanime : je suis transporté, hors du langage, c’est-à-dire hors du médiocre, hors du général : «  Il se fait une rencontre qui est intolérable, à cause de la joie, et quelquefois l’homme en est réduit à rien ; c’est ce que j’appelle le transport. Le transport est la joie de laquelle on ne peut pas parler.  »

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 66.

Élisabeth Mazeron, 8 déc. 2009
furent

On peut se tromper de chemin. Lorsqu’on le découvre, il n’est généralement plus temps de revenir à la bifurcation et de choisir l’avenir que nous assignaient un penchant inné, la voix profonde du grand passé. Ils furent sans effet parce que le présent, après avoir tardé sans mesure, a fini par nous atteindre et nous l’avons suivi au loin. Les bêtes dont j’avais partagé la résidence, croisé, parfois, la route enchantée, sont restées, elles, au pays de l’enfance. Elles m’attendent, peut-être, comme il m’arrive de rêver que je les retrouve. Ce sera pour une autre vie. Je ne sais pas.

Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 47.

Cécile Carret, 14 avr. 2010
factice

Je ne peux que constater, par exemple au supermarché où je vais sur ordre de Mme Ambrunaz acheter mes lentilles, cette comédie des paniers remplis de camemberts rustiques et de confitures cuites au chaudron, celui-ci d’un saucisson artisanal, celui-là de crèmes battues par la laitière de Vermeer, de tout ce qui en somme, bien que droit sorti d’une usine et susceptible de figurer un jour ou l’autre sur la liste des produits au rappel, porte la marque d’une nostalgie passée au lecteur de codes-barres et me paraît chaque fois témoigner de cet anxieux désarroi collectif qui trouverait son factice apaisement dans les choses d’un passé qu’opportunément on exhume.

Véronique Bizot, Mon couronnement, Actes Sud, pp. 80-81.

Élisabeth Mazeron, 29 juin 2010
trace

La conversation de la vieille M. est pleine d’épaves qui flottent. Du bon vieux chic, des expressions de gouvernante anglaise du début du siècle, du vocabulaire technique ou sportif d’amants qui ont disparu sans laisser d’autre trace, de l’argot vieilli ; des traces de divers passages dans des couches sociales traversées.

Paul Morand, « 29 décembre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 691.

David Farreny, 23 sept. 2010
possessions

Pour celui-ci, il est déjà bien content s’il parvient à maintenir sa personne physique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à éviter l’influence des autres, bref, s’il conserve tout ce qu’il est possible de conserver dans ce monde dissolvant. Mais ce qu’il perd, il essaie de le regagner par force, fût-ce transformé, fût-ce amoindri, ne fût-ce même son ancien bien qu’en apparence (et c’est le cas la plupart du temps). Sa nature relève donc du suicide, il n’a de dents que pour sa propre chair, et de chair que pour ses propres dents. Car sans un centre, une profession, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se maintenir en gros face au monde — à titre d’essai seulement, bien sûr —, sans décontenancer en quelque sorte le monde grâce à un grand complexe de possessions, il est impossible de se protéger contre les pertes momentanément destructrices. Ce célibataire avec ses vêtements minces, son art des prières, ses jambes endurantes, son logement dont il a peur, et avec tout ce qui fait d’autre part son existence morcelée, appelée à ressortir cette fois encore après longtemps, ce célibataire tient tout cela rassemblé dans ses deux bras, et s’il attrape au petit bonheur quelque infime bibelot, ce ne peut être qu’en en perdant deux qui lui appartiennent. Telle est naturellement la vérité, une vérité qu’on ne peut montrer aussi pure nulle part.

Franz Kafka, « Eh  ! dis-je, et je lui donnai... », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 19 nov. 2011
imperméables

Ils étaient liés par cette morne parenté des pauvres, pour qui les liens de sang ne signifient que fort peu : n’ayant pas de souvenirs agréables en commun, ils se contentent de vivre côte à côte, sans cesser de travailler, repliés sur soi, imperméables, à des années-lumière les uns des autres.

Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 91.

Cécile Carret, 4 août 2012
volubilité

Six cents ans plus tard, la famille était assemblée autour de la table du déjeuner. Pour l’occasion, le père avait passé un veston de velours. Nous bûmes le vin de ses vignes. C’était un vin de dimanche, grisant, jeune et bavard, dévot, oisif, issu de malvasia, de trebbiano et de sangiovese. Cette litanie des cépages était le début de la volubilité. Nous parlâmes de contrées que ni eux ni nous n’avions visitées, de l’éducation des enfants, de la ville, de l’automne qui approchait, des vendanges.

Baptiste s’était endormi. Nous l’avions couché dans un grand salon frais, obscur, et sur le berceau se penchaient les tableaux champêtres, les bergers jouant du flûtiau, les nymphes dansant au clair de lune, le front et le crâne de saint Jérôme.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 117.

David Farreny, 20 juil. 2014
abstraite

Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.

Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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