délibérer

Ce que je veux dire, c’est qu’ils étaient hommes, et femmes, à délibérer en compagnie de la douleur, à la tenir, comme le reste, en respect.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
valences

Des idées passent, fulgurantes, mais qu’il ne reverra plus (inutilisables). Des impressions à changer toute une vie, mais aussitôt perdues dans les coulisses du néant. Une agitation le prend, seule réponse possible aux commencements contradictoires qui se forment en lui. Une titillation d’envies, d’envies incessantes, extrêmes et puis disparues, qui reviennent ou pareilles ou autres, mais toujours tendues, éperdument désirantes. Des pulsions apparaissent dans un entrebâillement de conscience de plus en plus court, de plus en plus outrées, d’une outrance de plus en plus incompatible avec toute vie sociale, avec sa propre vie dans quelque milieu que ce soit. Débordantes envies qu’il lui faut veiller à réprimer dans l’instant.

L’intelligibilité s’accroît merveilleusement. Idées fringantes, prodigieusement interrelationnées, tenant par vingt valences, éclairées à la lumière d’un phare invisible.

Il voit. Il a compris, mais dans un tournoiement tout disparaît. Il reste un bourdonnement énigmatique.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 133-134.

David Farreny, 21 oct. 2005
sorbets

Peut-être seraient offerts des sorbets, mais plus pour le nom que pour la chose.

Renaud Camus, Notes sur les manières du temps, P.O.L., pp. 312-313.

David Farreny, 12 mars 2008
sens

Journée silencieuse. Plage déserte. Beaucoup nagé, très loin. Quand les vagues vont dans notre sens, impression paradoxale de ne pas avancer. Ainsi de la réciprocité en amour.

Gérard Pesson, « jeudi 27 août 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 79.

David Farreny, 22 mars 2010
habitude

Je sens que le couple avec qui je passe la soirée est amant-maîtresse. Une certaine gêne devant moi, pour cacher un autre ton qu’on surveille, pour n’en rien laisser paraître, le ton de l’amour. Un certain empressement qui est celui de l’homme amoureux ; une habitude d’être ensemble, qui se devine, sous la convention mondaine. Une atmosphère d’amour qui les trahit, bien qu’ils soient sur leurs gardes. La façon familière qu’a la femme d’entrer dans la voiture de l’homme, cette voiture-là, et pas une autre ; elle s’y installe, comme un chien à sa place familière.

Paul Morand, « 15 décembre 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 390.

David Farreny, 2 sept. 2010
métamorphoses

Scheidman ne profitait pas de la situation. Son organisme avait subi des métamorphoses qui auraient compliqué une course éperdue. Sous l’influence des brumes radioactives de l’hiver, ses longues squames de peau malade étaient devenues d’imposants goémons. Vu de loin, Scheidman s’apparentait à une meule d’algues sur quoi on eût fait sécher une tête.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 148.

Cécile Carret, 19 sept. 2010
pièces

Bigongiari m’avait attiré, dès son titre, par une enivrante toponymie. Ajoutées à celles, nettement solennisées, de la forme journal (29 novembre 1955, 18 avril 1956, 10 août 1956, jour de la Saint-Laurent, 15-24 octobre 1957, etc., ces dates sont déjà, pour moi, de la poésie), ce sont toutes les séductions de la Toscane et de l’Italie qui viennent s’offrir à ces poèmes : Gare de Pistoia, Mugello, L’Adda sous la brume, Par un soir de vent et de lune au bord du Mugnone, Hirondelles au-dessus d’Anghiari, Soir de Barberino, Maremme, Sur le Lungarno en décembre, Luca se promenant dans Florence, Hirondelles de mer sur l’Arno, En remontant avec Mario [Luzi] la vallée de l’Orsigna, En revenant de Sabbioneta, La longue nuit de Cortone. Bien entendu, c’est moi qui reviens de Sabbioneta (avec Denis), c’est moi qui longe l’Arno en décembre, c’est moi qui rêve à Barberino, où si souvent je suis passé, dans la montagne au-dessus de Florence, c’est moi qui couche à Cortone, et me perds dans les brumes de l’Adda. Il n’est pas jusqu’à mon pauvre cher Indien des Cascine qui ne paraisse là, au confluent rituel de ses deux rivières : L’Arno divaga in una luce cieca, / attendono acqua i morti con la gole asciutte / e nei vivi si piaga la memoria. Et la mémoire chez les vivants se blesse… Et la mémoire chez les vivants se blesse… Comment puis-je juger de cette poésie comme texte, quand elle regorge d’emblée, à mes yeux, pour mon cœur, de tout ce qui peut les émouvoir le plus au monde, ces terres si souvent parcourues et pourtant à peine touchées, semble-t-il, et de soirs, et d’amours, et de pertes, et d’oublis ? Si ce sont les mots eux-mêmes qui s’emparent de moi, c’est par quelque amphibologie qui les fait mieux vibrer : la draga trapana quest’aria senza trafiggerla (la drague creuse l’air sans le trouer (L’Indien toujours, 18 avril 1956)). Mais en général c’est vers des noms que je m’envole et m’insomnise, vers de vraies chambres et de vraies nuits : donne-moi, / Cortone, glacée, une de tes / immenses pièces d’angle dans la nuit (dammi / una delle tue gelide, Cortona, / stanze d’angolo immense nella notte).

Renaud Camus, « samedi 2 juillet 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 222-223.

David Farreny, 21 août 2011
pointe

À dix-huit, dix-neuf ans, l’espace d’une seconde, Musil aperçoit sa mère nue. Ça lui reste. Il nous reste ainsi des fentes d’existence, longues à mourir, à vivre, c’est la même chose, que nous portons, dont nous portons le négatif en nous, sans le savoir, puis, grâce à une répétition — mais sans aucun rapport avec la vision initiale, sinon de rappel —, nous voilà comme en écho direct avec ce qu’on ne savait pas avoir vu à ce point.

Georges Perros, « Notes de résistance », Papiers collés (3), Gallimard, p. 174.

David Farreny, 27 mars 2012
concentré

Oui, c’était avec cette lenteur, cette réflexion, ce silence, en ne se laissant troubler par aucune société, totalement concentré sur moi seul, sans conseils, sans louanges, sans attente, sans revendication, sans arrière-pensée aucune que je voulais plus tard exercer mon travail. Quel qu’il fût, il devait correspondre à l’activité que j’avais ici sous les yeux et qui si manifestement ennoblissait celui qui l’exécutait en même temps que son témoin de hasard.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 45.

Cécile Carret, 4 août 2013
invisiblement

Puis c’étaient de nouveau des châteaux, nichés sur de hautes pointes rocheuses, et des cloîtres, sombres anneaux de murailles autour desquels dans les étangs à carpes la lumière scintillait comme sur des miroirs.

Quand du haut de notre siège élevé nous regardions les séjours que l’homme a bâtis pour y cacher sa vie, son bonheur, ses nourritures, ses religions, alors tous les siècles fondaient à nos yeux en une seule réalité.

Et les morts, comme si les tombes s’étaient ouvertes, surgissaient invisiblement. Ils nous environnent dès que notre regard se pose avec amour sur une terre à l’antique culture, et tout comme leur héritage est vivant dans la pierre et le sillon, leur âme très ancienne est présente sur les terres et les campagnes.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 44.

Cécile Carret, 27 août 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer