Je crois profondément que la civilisation a été inventée pour rendre possible la solitude.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 327.
Tout va très vite. Nous ne pouvons compter ni sur les choses, ni sur les paysages, ni même sur nos attentes et nos pensées. Nous ne goûterons pas la douceur des permanences, la quiétude qui sourd de ce qui déborde et conforte notre brève saison. À peine commençait-on à se familiariser avec le visage du monde qu’il s’altère et s’évanouit. Un autre le remplace qui ne lui ressemble pas et dont on pressent, déjà, l’abolition prochaine.
Pierre Bergounioux, La fin du monde en avançant, Fata Morgana, p. 15.
Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l’intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J’ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 245.
Le bonheur est peut-être simplement la réalisation pleine et effective d’un cliché.
Michel Besnier, La vie de ma femme, Stock, p. 33.
Je suis un conservateur. Je veux conserver le monde tel qu’il est, non parce qu’il me paraît bon — au contraire, je le juge ignoble — mais parce que je suis dedans et que je ne puis le détruire sans me détruire avec lui.
Jean-Paul Sartre, « vendredi 6 octobre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 101.
J’étais là, j’étais debout, c’était tout ce que je pouvais faire. J’avais cessé de comprendre. Ma curiosité intellectuelle, qui était à peu près ma seule fierté, faisait faillite ; je renonçais à l’analyse, aux hypothèses, à la méthode. Je ne gardais pour moi que ma stupeur et mon angoisse — ou plutôt c’était elles, en vérité, qui me gardaient, comme je m’approchais de moi-même, enfin, retrouvant mon imbécillité fondamentale et adhérant à elle, faisant corps avec elle dans ma toute-solitude et m’en tenant là.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 62.
Le géant charge donc l’arbre sur son épaule, tandis que le rusé petit tailleur dans son dos s’assoit à califourchon sur une branche. Puis il se met à plaisanter, à parler de choses et d’autres, à chantonner. Il sifflote des airs du métier, Trois Tailleurs s’en vont chevauchant, La Femme du drapier, J’ai raté mon ourlet, Une boutonnière hop là ! deux boutonnières, L’Aiguille et la bobine, Rapièce, mon gars, Pauvre tailleur, Suzon, t’assieds pas sur mes épingles, Fil blanc fil noir, comme s’il se jouait de l’effort et que ce fardeau ne pesait rien.
— On pose ? demande parfois le géant d’une voix qui s’altère.
— Poser quoi ? Continuons !
Et d’entonner La Complainte du dé à coudre.
— On pose ?
— Pourquoi donc ? Continuons !
Et d’entonner Rien n’est beau comme un col en loutre.
— On pose ?
— Nous n’y sommes pas encore, continuons !
Et d’entonner Mon velours et ta flanelle.
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 68.
On s’obstine parfois à vouloir substituer une image à la réalité, on veut épuiser les lieux, les vider une bonne fois de leur pouvoir, faire cesser ce léger tremblement de l’image à l’énoncé d’un nom, on cherche un air de ressemblance, on veut reconnaître un paysage à défaut d’un visage ou d’un souvenir.
Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 118.