Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre tes mains, élusif lecteur (mais ton présent n’est pas le mien, il n’est même, tout au contraire, que l’un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d’une saison lointaine, une ou deux matinées d’un autre été, tel soir d’un hiver en allé, il est tout creusé d’inexistence, de néant, de silence et d’oubli : simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans ; simples piliers même, éventuellement, et d’une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n’ont pas reçu leurs chapiteaux historiés ; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires.
Renaud Camus, Élégies pour quelques-uns, P.O.L., p. 72.
Ce fut une épopée de géants. Nous la vécûmes en fourmis. Nous triomphâmes ainsi. Succès par la porte basse.
Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 190.
Le chef ne fait que dire le chantier. Rien d’autre.
Si on l’écoute : où est le monde ? qu’est-ce qu’on fait ?
Comment savoir ?
On parle de rien ici.
C’est comme ça tous les jours.
Thierry Metz, Le journal d’un manœuvre, Gallimard, p. 42.
Averse nocturne
il pleut sous le réverbère
mille gouttes rebondissent
touche ton radiateur
hmm sens comme il est chaud
puisque tu donnes ta vie
pour n’être pas
sous le réverbère
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 71.
Il y a dans l’amoureux un solipsiste dépité.
Richard Millet, L’amour mendiant, La Table ronde, p. 43.
Tel est le fond de la triste nature que j’ai touchée en dotation pour le détour par la vie.
Pierre Bergounioux, « dimanche 1er avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 294.
La chasteté subie, je la mesure dans le passage des jours et des nuits, le soir au moment de fermer les volets, en un geste un peu maniaque, pour aller me coucher seul. La banalité du geste est comme la fermeture d’une geôle, celle de la solitude, de la nuit où je serai reclus, incarcéré dans un temps qui s’écoule et s’épuise, certes pas inemployé, mais privé de l’amour comme rencontre de ce qui est étranger, mise à nu, risque où l’on s’éprouve réel et lié au réel.
Pas fait l’amour depuis lundi matin, depuis jeudi soir, depuis trois mois (sauf le soir où j’ai un peu touché L.), depuis à peu près deux ans (la dernière fois c’était avec S. avant qu’elle ne tombe malade, donc c’était en… je ne sais plus au juste).
La chasteté sait alors vous entraîner dans son orbe, son humeur, dans sa régularité partiellement confortable : elle devient la règle et l’habitude, la norme. C’est en elle qu’on vit. Les événements, ceux qui animent la vie, sont tout sauf d’ordre sexuel.
Cette tranquillité dans laquelle on se coule est la conséquence d’un renoncement qui écarte les tourments du désir et des fantasmes. […]
Pendant de longs moments, durant des jours, avant que l’occasion d’une pensée ou d’une chose vue ne ravive désir ou regret, on habite la plénitude du temps libéré de ce souci, comme cela arrive au fumeur désintoxiqué.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 69.
Le divin, son importance dans ma vie. Pourtant quelque chose constate ironiquement en moi, pendant que je fais le récit d’un rêve, que le divin est bien plus présent dans ma pensée, en été, à la campagne et par beau temps.
Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 218.
Je défie quiconque de trouver de l’humour à qui que ce soit très longtemps.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 53.
Je vous invite à regarder cet homme comme celui qui connaît personnellement toutes les lisières d’arbres, tous les buissons et tous les poteaux d’Europe.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 167.
Je me sentais clairement ici — à une baisse de tension qui n’était pas le calme de la campagne, à un début d’engourdissement encore plaisant de l’imagination et de la curiosité — sur les lisières du monde habitable : une vie petite, un peu décolorée, un peu falote, pour laquelle l’espace semblait trop grand, la journée trop longue, bougeait à faible bruit sur ces marges crépusculaires ; les sons venaient frapper l’oreille, affaiblis, ouatés, espacés, comme quand on débarque au Montanvers — la grand’route qui traversait l’Elf sur son pont de ciment bifurquait au fond de la perspective sous une ligne de panneaux indicateurs qui semblaient concerner déjà l’enjambement d’un espace abstrait, des liaisons aériennes plutôt que routières : Haparanda — Finlande : 400 kms — Kiruna : 600. Bien avant quatre heures du matin, à travers mes rideaux le jour me réveillait ; je me levais et j’allais à ma fenêtre : une vive et blanche lumière de limbes, sans un chant d’oiseau, sans un bruit de voiture, éclairait la place vide, évacuée avec la nuit par les occupants de son parking, et où pour trois heures encore, dans le jour grand ouvert et pourtant déserté comme un œil de nocturne, nul signe de vie n’allait bouger.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 235-236.
– Je verrai tout cela à tête reposée, disait-il souvent, mais quand la condition fut remplie, la première pelletée de terre l’aveugla complètement.
Éric Chevillard, « jeudi 7 janvier 2016 », L’autofictif. 🔗
L’impalpable épiphanie du rien : cela seul m’aura requis ici-bas.
L’intellect tendu à l’extrême requiert le mode aphoristique. La brièveté est l’âme de l’esprit.
Roland Jaccard, « 7 novembre 1991 », Journal d'un homme perdu, Zulma, p. 227.