Je sais bien qu’il existe des îles, loin vers le Sud, et de grandes passions cosmopolites.
Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 52.
La vie : vous croyez n’être pas encore tout à fait, et tout d’un coup vous vous apercevez que vous n’êtes plus entièrement, déjà. Le seul moyen d’habiter cet entre-deux s’appelle sans doute la poésie.
Renaud Camus, « dimanche 14 mars 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 76.
Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et on applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra le monde : dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce.
Søren Kierkegaard, « Diapsalmata », Ou bien... Ou bien..., Gallimard, p. 27.
Non, ne faites pas attention, je perds la tête maintenant, mais je n’ai pas de raison précise.
Georges Bataille, Le bleu du ciel, Gallimard, p. 44.
Et moi qui n’ai pas
une seule cellule imaginative
incroyable l’invention diabolique
que je déploie
en manœuvres dilatoires
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 67.
La vie n’est pas une chose à dire, elle est à faire, à aimer, à agir, à subir, à mordre ! Mais la dire… seul un esprit déficient, de complexion languide, se complaît en telle ineptie.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 112.
35. Sujets de poésies
La capitale. La puéraire. La bardane d’eau. Le poulain. La grêle. Le bambou nain. La violette à feuilles rondes. Le lycopode. L’avoine d’eau. La sarcelle. Le canard mandarin. Les massettes poussées çà et là, en automne. Le gazon. La liane verte. Le poirier. Le jujubier. Le « visage du matin ».
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 92.
La foudre fût tombée subitement sur tous ces messieurs que leur stupeur eût été certainement plus considérable, mais, tout de même, ils furent bien étonnés de cette déclaration.
— Qu’est-ce que vous nous chantez là, Fléchard ?
— Je ne chante pas, messieurs… j’avoue, car dans cette ténébreuse affaire Blaireau, le vrai coupable, je viens d’avoir l’honneur et le plaisir de le déclarer à Mlle Arabella de Chaville, c’est votre serviteur.
Alphonse Allais, L’Affaire Blaireau, FeedBooks.
Il faisait beau ; et je marchais le long d’un coteau sec et jaune.
La respiration sèche et irrégulière des plantes, en été… qui semblent prêtes à mourir. Les insectes grésillent, perçant la voûte menaçante et fixe du ciel blanc.
Au bout d’un certain temps, quand on marche sous le soleil, en été, la sensation d’absurdité grandit, s’impose et envahit l’espace, on la retrouve partout. Si même au départ vous aviez une direction (ce qui est hélas fort rare… la plupart du temps, on a affaire à une « simple promenade »), cette image de but s’évanouit, elle semble s’évaporer dans l’air surchauffé qui vous brûle par petites vagues courtes à mesure que vous avancez sous le soleil implacable et fixe, dans la complicité sournoise des herbes sèches, promptes à brûler.
Au moment où une chaleur poisseuse commence à engluer vos neurones, il est trop tard. Il n’est plus temps de secouer d’une crinière impatiente les errements aveugles d’un esprit capturé, et lentement, très lentement, le dégoût aux multiples anneaux se love et affermit sa position, bien au centre du trône, du trône des dominations.
Michel Houellebecq, Le sens du combat, Flammarion, p. 62.
Lire comportait un travail sourd, spécial, hasardeux, souvent infructueux, visant à corriger cette déformation prismatique. Il fallait sans cesse déplacer l’accent. Ce que, spontanément, nous jugions significatif, bon, important, réel ne possédait aucune de ces qualités sur la page. À l’exception de travaux savants, d’un traité de géologie, en deux volumes, dont je reparlerai, les livres que je consultais à la bibliothèque municipale renvoyaient invariablement à des faits, des gens, des endroits dont nous n’avions nulle expérience et dont l’existence, par suite, présupposait de notre part un acte de foi. Il fallait d’abord se persuader que les caractères imprimés se rapportaient à quelque chose d’effectif. L’opération était relativement aisée lorsqu’il s’agissait d’ouvrages didactiques. Pour étranges, incroyables, parfois, qu’aient pu paraître des personnages, des événements, des animaux, des machines, ils ne faisaient qu’ajouter de l’ampleur, de grands gestes, des phrases superbes, des crocs, des couleurs, des chevaux-vapeur à la version simplette qui traînait dans les parages. Mais les récits d’imagination me jetaient dans un extrême embarras.
Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 18-19.
Parfois aussi il se demande si
ce lui serait très dur de disparaître
sans qu’il ait pu, dans l’eau des choses, être
le long reflet d’un calme réussi.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 227.