possession

Peut-on reprendre possession d’une chose ? N’est-ce pas la perdre ?

Franz Kafka, « 9 août 1920 », Lettres à Milena, Gallimard, p. 182.

David Farreny, 23 mars 2002
conscience

Il n’y a pas que le soleil qui ne se puisse regarder en face, ni la mort : il y a aussi le malheur, le vrai malheur de l’univers, celui que l’on prend soin, par prudence, par pitié, par politique ou par résignation, de cacher à nos yeux, à nos intelligences et à nos cœurs, justement parce que nous n’aurions pas la force, juge-t-on (et c’est sans aucun doute à juste titre), d’en contempler la profondeur, d’en imaginer seulement la noirceur sans écho. Dans toutes ces institutions, si nombreuses en Lozère, où sont recueillis les plus mal armés à vivre de nos semblables, il se prodigue sans doute beaucoup de gentillesse, on veut le croire, de douceur, de patience, de compétence professionnelle et d’humanité. Mais rien de tout cela n’est suffisant, à de certaines heures, pour empêcher le malheur, la souffrance, et la trop claire conscience de la réalité de l’horreur, de s’échapper des maisons fortes où l’on tâche de les contenir, et de ramper dans les vallées profondes, entre les feuilles, sur les plateaux, le long des routes, comme un brouillard qui ravage l’âme, et qui la laisse pantelante de peur, d’impuissance et de mépris d’elle-même, pour son aveuglement volontaire.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 106.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
sortir

Il n’y a pas d’endroit agréable, puisque notre corps nous empêche de sortir.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 30.

David Farreny, 20 nov. 2004
faiblesse

Cette différence de rythme dans l’évolution, entre les significations et les êtres, est éminemment prévisible — on pourrait même dire fatale — aux moments charnières de l’Histoire, lorsqu’une civilisation s’épuise, et qu’une autre est en train de naître. Ce qui meurt n’est pas forcément une perte. Mais trop bien le connaître, et l’aimer, pour la seule raison que ce fut, que nous avons vécu en son sein, et pensé, et senti, et frémi, et que cela va disparaître, il y a là une faiblesse qui prépare mal à l’ère nouvelle.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 137.

David Farreny, 10 mai 2009
tirer

J’ai un tas d’idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf.

Mais que veux-tu, parfois, je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.

Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.

Vincent van Gogh, « Arles, août 1888 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 400.

David Farreny, 2 juil. 2009
abstrait

Je suis abstrait et ne saurais pour le moment régler ma vie.

Vincent van Gogh, « Arles, avril 1889 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 485.

David Farreny, 2 juil. 2009
jour

La rue est indiscutablement belle. La rue est millionnaire. Attirante. Captivante. Ensorcelante. Envoûtante. Louise tire son mari vers les images, les vitrines, les bazars, les arcades, les boulevards, les trottoirs, les éclairages, les conversations au néon, les signaux alarmants, excitants, les sémaphores insolites, les panneaux publicitaires et sensationnels. L’extravagante nuit. Comme-en-plein-jour.

Dans la rue, on croise les autres. Pressés. Inquiets. Avides. Quêtant du regard les cascades de lumière. Les yeux éblouis. Papillotants. Fascinés. Les autres. Des Fernande. Des Louise. Des Marcel. Des André.

La rue tentatrice ouverte à tous gratuitement. La rue spectacle permanent. Sans entrée. Sans sortie. Sans porte. Sans guichet. Châteaux illuminés éclatants. Châteaux du vingtième siècle. Pour les yeux éperdus d’étonnement. Ciel neuf et bariolé. À grands traits dessinés. Vite lu. Vite exploré. Ciel facile. Dans la cire molle de l’esprit paresseux, ciel facilement imprimé.

Comme de vastes écrins béants s’étalent des boulevards brillants.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 37.

Cécile Carret, 18 mars 2010
mendiant

Le vrai mendiant d’amour (c’est-à-dire le véritable angoissé) ne veut pas être aimé à cause, mais malgré.

Renaud Camus, « lundi 30 novembre 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 512.

Élisabeth Mazeron, 29 avr. 2010
image

Lorsque deux chaises sont disposées au milieu du petit salon de Keats, exactement de la même façon qu’en le célèbre tableau de Severn, si souvent reproduit, montrant Keats lisant là, sur une chaise, le coude appuyé sur une autre en face de la baie, une vibration de vérité se produit, qu’aucune notice didactique ne déclenchera jamais […]. Bien sûr, la référence, dans la simple et efficace mise en scène des deux chaises, n’est toujours pas le “réel”, cet éternel déserteur de la pensée comme de la rêverie (mais pas de la douleur, bon). La référence, c’est seulement le tableau de Severn, et Severn n’a jamais vu Keats lisant dans la maison de Hampstead. Cependant il s’est beaucoup renseigné auprès de Brown, qui lui a envoyé des descriptions méticuleuses, presque maniaques : il fallait que la postérité sût bien dans quelle position lisait Keats à Wentworth Place. Et surtout il y a cette phrase insondable de Keats qui nous permet d’entrevoir que la solution c’est le problème lui-même, et que l’essence des choses c’est de nous échapper indéfiniment, comme le sens :

« And there I’d sit and read all day like the picture of somebody reading » (comme l’image de quelqu’un qui lit).

Nous ne faisons jamais qu’imiter quelqu’un qui vivrait (et qui lirait, surtout).

Renaud Camus, « Wentworth Place, à Hampstead, Londres. John Keats », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, pp. 394-395.

David Farreny, 6 juin 2010
gratuité

Moi qui ne suis plus personne, je ressens, plus intensément sans doute que des gens plus assis et mieux installés dans la vie, l’absolue gratuité de ma présence en ville ; j’allais dire : sur terre, mais ce serait trop métaphysique… Dans le 15e, dans mon petit trou du 15e, c’est différent : je mets en place des habitudes, des liens sociaux dérisoires mais essentiels : loin de toute nostalgie, j’invente pour le moment présent des personnages et des situations qui m’aident à baliser le quotidien. Je suis comme au théâtre, mais à la fois acteur et spectateur. Dans les arrondissements qui me sont moins habituels, l’isolement qui m’a été imposé, ou que je me suis imposé, est la fois plus sensible et moins gênant : je ne suis plus qu’un étranger comme un autre, une sorte de touriste en visite dans la capitale.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 67.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
habitacle

L’habitacle roule vers le Nord, les amples et veloutés nuages dont la frange supérieure réalise la lumière roulent vers le Sud. Par mon seul regard souverain qui ne peut rien posséder mais qui peut tout recevoir, je jouis de la douceur solide de l’habitacle et de la légèreté lumineuse des nuages. Ces deux couvertures me protègent de tout excès de dépense pendant que je traverse les nobles provinces.

Jean-Pierre Vidal, « Quelques heures de silence », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 109.

David Farreny, 30 juin 2014

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