Ainsi, à l’insuffisante clarté d’une lampe d’un modèle ancien, découpant un grêle cône de lumière au sein d’une masse d’ombre de plus en plus compacte au fur et à mesure que l’heure tourne, ainsi m’appuyais-je la lecture de l’œuvre inachevée du général Bonnal : trois volumes in-quarto publiés à la veille de la Première Guerre mondiale et consacrés à La Vie militaire du maréchal Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskova.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 14.
— Vous vous détruisez en vivant ainsi, en ayant honte de paraître ce que vous n’avez pas honte d’être. Vous confirmez par votre attitude tous les préjugés des autres à votre égard. […] Aucune considération ne doit vous dissuader de jeter vos masques, ni professionnelle, ni sociale, ni familiale ; et même pas celle, la plus insidieuse, du chagrin que vous pouvez causer ; car ce chagrin, si réel qu’il soit, est un chantage, et il découle d’une idée fausse, d’une erreur morale, et il ne saurait être mis en balance avec votre droit à être vous-mêmes (mais je tournerais mon discours autrement, bien sûr ; et tâcherais d’éviter toutes les vulgarités de langage et niaiseries de tournures, s’assumer, être soi-même, qui pointent gaiement dès que s’exprime la conviction. Être soi-même ! Mais au moins doit-on pouvoir choisir son masque).
Renaud Camus, « jeudi 5 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 417.
C’est qu’il boit toujours, Roulin ; mais cela ne marche plus comme avant. Cela ne donne plus ce corps violent, voulant, que la jeunesse comme hors d’elle-même suscite, cette pure gloire faite chair, Augustine est bien vieille, et même les petites écaillères, leur œil de côté, leur bras blanc, si par chance ou aveuglement elles vous prenaient pour un satrape, on poserait en vain la main sur elles : pourtant on les regarde avec les mêmes yeux qu’on avait à Lambesc, et leur corps est le même, lourd, prodigieux. Il semble que tous les amis avec qui vous buvez ont changé, ils sont devenus inattentifs, indélicats, ils ne daignent plus voir que sous la casquette des Postes une espèce de prince chante et tient des propos intelligents, d’ailleurs le prince parle peut-être moins volontiers, il y a trop de choses dans le monde que le facteur n’a pas comprises, et il sait qu’il ne les comprendra plus, que le prince donc ne les dira pas.
Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 49.
Autrement dit, vivre, c’est espérer vivre, c’est attendre. S’attendre à vivre.
Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 44.
Combien de temps ces pays resteront-ils proposés au regard dans leur presque intacte, tranquille et discrète splendeur, au rêve et au pas ? Il n’y a qu’en Espagne, dans les solitudes de la Haute-Castille, qu’on échappe à ce sentiment constant que la beauté du paysage est forcément un crépuscule, un mirage qui va se dissoudre, un dernier instant de bonheur. Comme nous étions heureux, R. et moi, dans Gormaz, courant d’une brèche à l’autre des murailles, pour voir le Duero s’enrouler au pied de la forteresse ! Mais le savions-nous bien ?
Renaud Camus, « vendredi 6 juin 1986 », Journal romain (1985-1986), P.O.L..
Or à jamais tu dormiras,
Cœur harassé. Mort est le dernier mirage,
Que je crus éternel. Mort. Et je sens bien
Qu’en nous des chères illusions
Non seul l’espoir, le désir est éteint.
Dors à jamais. Tu as
Assez battu. Nulle chose ne vaut
Que tu palpites, et de soupirs est indigne
La terre. Fiel et ennui,
Non, rien d’autre, la vie ; le monde n’est que boue.
Or calme-toi. Désespère
Un dernier coup. À notre genre le Sort
N’a donné que le mourir. Méprise désormais
Toi-même, la nature, et la puissance
Brute inconnue qui commande au mal commun,
Et l’infinie vanité du Tout.
Giacomo Leopardi, « À soi-même », Chants, Flammarion, p. 201.
Sur l’autoroute près de Francfort, un motocycliste avec un casque laqué de blanc ; une bouée de sauvetage arrimée sur le dos ! : « Est-ce obligatoire ? » (j’avais fait exprès d’utiliser le « r » anglais pour ma question ; il répondit timidement d’entre ses grosses joues marbrées de rouge – en imitant aussitôt ma prononciation – « Je ne seille pas. »). Avant Bebra : des saules vinrent à l’assaut, poignées de sabres au-dessus des têtes échevelées ; le ciel fronça sa tête d’œuf grise (puis il plut mécaniquement, maigre, désagréable ; les rues étincelaient comme aiguisées).
Arno Schmidt, « Au grillage », Histoires, Tristram, p. 102.
Plus une écriture est elliptique, blanchie, économe de mots, plus elle optimise la résonance de chacun d’eux, et ouvre le sens. Mais il y a une limite basse à cela : à trop vouloir ouvrir le sens, il n’y a plus de polysémie mais seulement un mot, nu comme un ver.
On peut isoler un mot sur la page, mais il faut alors que le reste de la séquence ou du poème pousse sur lui comme un pack de rugby « jusqu’à ce qu’il éclate et livre son ciel ».
Bref il convient de ne pas délaver au point qu’il n’y ait plus que de l’eau.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 12.
J’aime les animaux, je suis connu pour cela, je serai vétérinaire quand je serai grand. Un jour, j’ai demandé à ma mère si les animaux aussi avaient un cœur qui battait comme le nôtre :
— Mais bien sûr. D’ailleurs, tu sais, nous sommes des animaux, nous aussi.
— On est des animaux ?
— Mais oui !
— On est quel animal ?
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.
Nombre de librairies, dans l’espoir de survivre à la crise, ouvrent un rayon papeterie, stratégie suicidaire, me semble-t-il, puisque tous ces carnets, ces cahiers et ces rames de feuilles leur reviendront bientôt sous la forme de livres invendables.
Éric Chevillard, « lundi 7 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗
Encore une morne journée dont on ne saura rien faire que s’écarteler entre la nostalgie et l’ambition.
Éric Chevillard, « mercredi 11 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗
L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.
Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.