tomber

Le sexe en tant qu’institution, en tant que concept général, le sexe en tant que problème, le sexe platitude, c’est tellement assommant que les mots me manquent pour en parler. Laissons tomber le sexe.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 31.

David Farreny, 14 avr. 2002
inexistence

La quantité de vide que j’ai accumulée, tout en conservant mon statut d’individu ! Le miracle de n’avoir pas éclaté sous le poids de tant d’inexistence !

Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1722.

Élisabeth Mazeron, 4 juil. 2005
numéro

Appeler qui ? Paul épluche son carnet. Des noms suivis de chiffres s’y empilent comme au flanc d’un monument aux morts, champ infertile hérissé de proches perdus, d’amis d’un soir, d’anciennes amies qui se méprendraient. Reste ce numéro de la jeune femme en gris de l’autre soir, courage. On décroche au loin.

Jean Echenoz, L’équipée malaise, Minuit, p. 64.

Cécile Carret, 11 mars 2007
alvéole

La nuit était maintenant si noire que seul le bruit plus clair de mes bottes m’a appris que j’avais regagné la route. À quelques mètres de la maison, deux yeux dorés et brûlants qui perçaient l’obscurité à hauteur de ma ceinture m’ont fait tourner la tête : ceux d’un matou, aussi blanc et, pour son engeance, aussi gros que le cheval, qui s’était blotti dans un muret. Son corps épousait exactement les bords de la cavité laissée par un moellon que le vent (que lui ?) avait fait chuter. Il ne laissait dépasser que ses moustaches où une miette de morue était restée prise et ce n’était pas cette nuit-là que l’on l’aurait délogé de son alvéole. Son museau froncé n’exprimait que ressentiment et dépit. Que faisait-il donc dehors dans cette furieuse bourrasque alors que dans les chaumières barricadées derrière leurs volets tirés et une obscurité trompeuse, il y avait – je le sais – un âtre où se tord la tourbe, un coin éclairé où les femmes tirent l’aiguille, et les gamins, la langue, sur leurs devoirs écrits avec une plume à bec d’acier qui accroche et grince ? Un étalon : passe encore. Je conçois qu’un cheval, surtout de la taille de celui qui venait de me quitter, pose au coin du feu – et quel que soit son bon vouloir – un problème volumétrique que même un écolier fort en thème aurait du mal à résoudre. Mais un chat ? Flagrant délit de larcin de poisson séché et foutu à la porte ? Il faudra que je m’informe.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 33.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
illimitée

Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité illimitée de tout s’entrevoyait.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 220.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
morts

Ceci nous montre bien ce que nous désirions prouver, c’est que l’autre ne saurait être d’abord sans contact avec les morts pour décider ensuite (ou pour que les circonstances décident) qu’il aurait telle ou telle relation avec certains morts particuliers (ceux qu’il a connus de leur vivant, ces « grands morts », etc.). En réalité, la relation aux morts — à tous les morts — est une structure essentielle de la relation fondamentale que nous avons nommée «  être-pour-autrui  ». Dans son surgissement à l’être, le pour-soi doit prendre position par rapport aux morts ; son projet initial les organise en larges masses anonymes ou en individualités distinctes ; et ces masses collectives, comme ces individualités, il détermine leur recul ou leur proximité absolue, il déplie les distances temporelles d’elles à lui en se temporalisant, tout comme il déplie les distances spatiales à partir de ses entours ; en se faisant annoncer par sa fin ce qu’il est, il décide de l’importance propre des collectivités ou des individualités disparues ; tel groupe qui sera strictement anonyme et amorphe pour Pierre, sera spécifié et structuré pour moi ; tel autre purement uniforme pour moi, laissera paraître pour Jean certaines de ses composantes individuelles, Byzance, Rome, Athènes, la deuxième Croisade, la Convention, autant d’immenses nécropoles que je puis voir de loin ou de près, d’une vue cavalière ou détaillée, suivant la position que je prends, que je « suis » — au point qu’il n’est pas impossible — pour peu qu’on l’entende comme il faut — de définir une « personne » par ses morts, c’est-à-dire par les secteurs d’individualisation ou de collectivisation qu’elle a déterminés dans la nécropole, par les routes et les sentiers qu’elle a tracés, par les enseignements qu’elle a décidé de se faire donner, par les «  racines  » qu’elle y a poussées.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 600.

David Farreny, 26 avr. 2009
enfance

Mais la réforme qui me tenait le plus à cœur concernait l’enfance de l’homme, laquelle allait sous mon règne devenir facultative, sa durée en tout cas serait laissée à la libre appréciation de chacun : ceux pour qui elle s’annonçait pareille à une de ces longues nuits d’hiver dans les bois où les étoiles vont par paires et forment à pas de loup d’inquiétantes configurations sous les arbres en seraient quittes à jamais après quelques instants d’épreuve ; ceux au contraire qui auraient consacré le restant de leurs jours à pleurer les étés passés dans cette même forêt en compagnie de l’oncle qui connaissait le nom des oiseaux et des insectes et renseignait parfois le grimpereau brachydactyle – sous cette écorce, tu trouveras des larves de vrillette –, ceux-là ne sortiraient de leur merveilleuse enfance que pour crisper une main sur leur cœur et mourir.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 29.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
pointe

À dix-huit, dix-neuf ans, l’espace d’une seconde, Musil aperçoit sa mère nue. Ça lui reste. Il nous reste ainsi des fentes d’existence, longues à mourir, à vivre, c’est la même chose, que nous portons, dont nous portons le négatif en nous, sans le savoir, puis, grâce à une répétition — mais sans aucun rapport avec la vision initiale, sinon de rappel —, nous voilà comme en écho direct avec ce qu’on ne savait pas avoir vu à ce point.

Georges Perros, « Notes de résistance », Papiers collés (3), Gallimard, p. 174.

David Farreny, 27 mars 2012

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