saturation

Va, tant qu’il est possible, jusqu’au bout de tes défaites, jusqu’à en être écœuré. Alors, la magie partie, les restes — il doit y en avoir — ne t’abîmeront plus. Voilà comment en sortir, si tu veux en sortir. Si tu y tiens vraiment. Saturation. Avant, tu ne peux rien de définitif, ni par la contemplation ni par la critique. Et après, quasiment plus de problème.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1068.

David Farreny, 7 août 2006
féroce

       Lorsque nouvellement

Dans l’intime du cœur

Naît un désir d’amour,

Languide et las se fait sentir ensemble

Un désir de mourir :

Comment, je ne le sais, mais tel est

D’amour puissant et vrai le premier fruit.

Peut-être apeure les yeux

Ce désert : pour lui, le mortel

Désormais voit peut-être la terre

Inhabitable, sans cette

Neuve, seule, infinie

Félicité qui lui peint l’âme ;

Mais, par elle, en son cœur pressentant

La tempête, il aspire à la paix,

Aspire à jeter l’ancre,

Face au féroce désir

Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.

Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.

David Farreny, 10 juin 2009
verts

Quand il n’y a pas de mouvement dans les verts, la lumière claque plus fort sur le mur blanc.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 24.

Cécile Carret, 4 mars 2010
gratuité

Moi qui ne suis plus personne, je ressens, plus intensément sans doute que des gens plus assis et mieux installés dans la vie, l’absolue gratuité de ma présence en ville ; j’allais dire : sur terre, mais ce serait trop métaphysique… Dans le 15e, dans mon petit trou du 15e, c’est différent : je mets en place des habitudes, des liens sociaux dérisoires mais essentiels : loin de toute nostalgie, j’invente pour le moment présent des personnages et des situations qui m’aident à baliser le quotidien. Je suis comme au théâtre, mais à la fois acteur et spectateur. Dans les arrondissements qui me sont moins habituels, l’isolement qui m’a été imposé, ou que je me suis imposé, est la fois plus sensible et moins gênant : je ne suis plus qu’un étranger comme un autre, une sorte de touriste en visite dans la capitale.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 67.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
issue

Non, ce n’était pas la liberté que je voulais. Une simple issue ; à droite, à gauche, où que ce fût ; je n’avais pas d’autre exigence, même si l’issue devait être elle-même duperie ; mon exigence était petite, la duperie ne serait pas plus grande qu’elle. Avancer, avancer ! Surtout ne pas rester sur place, les bras levés, collé contre une paroi de caisse.

Franz Kafka, « Communication à une académie », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 514.

David Farreny, 17 déc. 2011
frappe

Plus je lis de ces livres intéressants mais pas déterminants, plus me hante cette nécessité d’une frappe verbale exacte. Gifle ou caresse, mais précise, exactement mesurée, impeccablement juste.

Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 262.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
fond

J’ai quand même pris la peine d’aller voir à quoi elles ressemblaient, rapporté de la limonite, des silex rubanés. Un jour que je me rendais au Pays Basque, j’ai fait halte à Monpazier. La place centrale de la bastide est pavée de gros rognons de calcédoine bleutée, dont quelques-uns étaient déchaussés. Le lendemain, à Bayonne, j’ai déniché de jolis cristaux de calcite verte dans des blocs du front de mer détachés par la houle. À la fin de la même semaine faste, juste avant de repartir, une dernière sortie sur un dépôt sidérolithique, vers Puy-d’Arnac, m’a livré des agates brutes, du jaspe moucheté, de longs cristaux aciculaires de tourmaline noire et une hache polie, intacte, de serpentine verte, qui pointait d’un centimètre ou deux hors de l’argile retournée, sous des noyers. Comme dans Lancelot du Lac, mais à l’envers, une main enfouie sous la terre me tendait cette merveille du fond du néolithique.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 32-33.

David Farreny, 7 juin 2013
public

Et ce que cette foule avait de véritablement bienfaisant, c’était d’abord qu’elle ne présentait pas en comparaison de celle que je connaissais, ce qui manquait : les barbes en bouc, les boutons en corne de cerf, les costumes de loden, les culottes de peau, tout costume traditionnel. Le peuple de la rue n’était pas seulement dépourvu de costume traditionnel, mais aussi d’insignes, d’emblèmes désignant une caste ; même les uniformes de policiers ne ressortaient pas, ils avaient plutôt, comme il convenait d’ailleurs, quelque chose du vêtement d’employé du service public. C’était un puissant bienfait que d’être délivré de l’« ombrage », de pouvoir regarder devant soi la tête haute, vers des yeux qui, au lieu de vous déprécier, manifestaient « le monde ».

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 105.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
céder

On ne connaît qu’une méthode pour se soulager de la hantise amoureuse : y céder.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 184.

Cécile Carret, 9 mars 2014
jour

Le bleu tournoya longtemps

au-dessus des pins sylvestres

le vent négligemment

l’effaça

Les ronciers décochaient des obus siffleurs

qui n’explosaient pas

l’étang brassait

une joaillerie suspecte

Je flattai ce grand chêne

séculaire

je n’évitai aucune ornière

je bêtifiai avec les moutons

je vieillis d’un jour.

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 44.

David Farreny, 1er mai 2015
doctrines

Dans le dernier lustre des années 1970, le milieu intellectuel français se coiffait de phénoménologie, de structuralisme, de marxisme, de psychanalyse. C’était aussi la mode des retours à – retour à Nietzsche, à Marx, à Freud, à Heidegger. On glosait et on s’entre-glosait doctement sur la mort du sujet, le signifiant et le signifié, le fascisme de la langue, la déconstruction, les machines désirantes, le Dasein, l’objet « a », que sais-je encore. On avait la manie de la théorie – y compris dans les marges de l’intelligentsia universitaire où se formulait une grandiloquente critique de la « société spectaculaire-marchande ». Par-delà leurs différences et leurs différends, ces doctrines s’accordaient sur un point : endormir l’honnête homme – dans les deux sens du terme. Rédigées avec le scrupuleux souci de l’obscurité afin qu’on y vît une complexité, elles n’avaient sur moi qu’un effet soporifique, mais sur d’autres un effet bluffant. En son temps où sévissait déjà un ésotérisme scolastique, Montaigne notait que « la difficulté » est une « monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe, pour ne pas découvrir la vanité de leur art » et de laquelle « l’humaine bêtise se paye aisément ».

Frédéric Schiffter, « La métaphysique dévastée (Sur Cioran) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer