Paul me terrorise absolument. Je sens si précaire le peu de faveur qui me reste auprès de lui que le moindre retard lui servirait de prétexte à rupture, ou de motif supplémentaire d’exaspération en tout cas. Aucune nouvelle de lui depuis des semaines. Il est vrai que je ne lui en ai pas donné non plus. Au concours de silence, je gagne toujours.
Renaud Camus, « jeudi 9 janvier 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 20.
De la plage du loch Laidon, curieusement aimable et sableuse, on contemple au sud cette énorme bouchée de néant, Rannoch Moor, la lande de Rannoch, qui s’achève en une ligne de montagnes désertes, bien sûr. Mais justement elle ne s’achève pas. On sait bien qu’au-delà il y a plus de solitude encore (c’est à peine concevable), plus d’absence, plus de rien modelé par la bruyère, velouté par la lumière, malaxé par les ciels, moiré par les eaux innombrables, incessamment pétri par le temps qu’il fait et qu’il n’a même pas le temps de faire : grands pans de soleil en oblique sur des brumes errantes, blocs de charbon suspendus, sables roses comme des chairs de femme — on a rêvé, ce n’est plus là. Pourtant ce n’est pas fini, ce n’est jamais fini, c’est nous qui sommes finis, ravagés de finitude, de manque de temps, de manque d’argent, de livres à rendre, de nuit qui vient : quand bien même on y consacrerait sa vie (et c’est tentant) on sait bien qu’on serait impuissant face à ce vide adorable, terrible et toujours dérobé, auquel nous sommes aussi peu commensurables qu’à l’énormité des bibliothèques. Oh, bien sûr, on peut tricher, on peut aller de l’autre côté, en voiture, en train (n’y a-t-il pas une gare ? C’est la gare de Rien) ou même en avion : on sait bien qu’on n’aura rien étreint, rien possédé, rien aimé, rien vu ; qu’un nuage qui passe fait de cette lande un autre monde.
Renaud Camus, « dimanche 3 août 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, pp. 441-442.
Quel moraliste a dit : « Dans la société tout me rapetisse ; dans la solitude tout me grandit » ? Faux. Il lui semble qu’il en est ainsi, mais c’est parce que dans la solitude il n’y a personne pour rabattre l’impudent caquet de sa vanité.
Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 693.
My Hand delights to trace unusual Things,
And deviates from the known, and common way ;
Nor will in fading Silks compose
Faintly th’ inimitable Rose.
[Ma main s’enchante à suivre des choses singulières,
À s’écarter des voies connues et coutumières,
Et ne veut, en des soieries fanées, former,
Imprécise, l’inimitable rose.]
Anne Finch, comtesse de Winchilsea, « The spleen », Miscellany poems, on several occasions, John Barber, p. 92.
Addio, cari… C’est curieux, les plaisanteries d’Inga et de ses grandes amies, de ces Femmes damnées : de petites plaisanteries de religieuses, de « bonnes sœurs ». À notre avant-dernière réunion, dans cette grande ville pleine d’appels joyeux, de fleurs et de parfums, chaque matin je répétais plusieurs fois : « Je vais me lever. » Alors elle disait : « Tu vas te lœwer ? tu vas devenir un lion ! Oh, j’ai peur, tu vas me dévorer. » Et elle riait, comme si ce jeu de mots était extrêmement drôle. Ah, oui : la petite fille en elle. C’était bon aussi, ces matins-là. L’été. Les grandes avenues bien ombragées, larges, toutes pleines de l’été et d’une belle vie lente et heureuse. On en voyait trois de nos fenêtres.
Valery Larbaud, « Amants, heureux amants... », Œuvres, Gallimard, pp. 634-635.
Le vent dans les peupliers, le réglage se fait de l’intérieur.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 77.
Un oiseau invisible pituita quelque part entre les herbes et les stratus, il y eut quelques souffles d’un vent âpre, puis tout se tut et, au bout d’un moment, le soleil apparut, et ensuite il se leva.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 69.
Ossip Ossipovitch Apraxin / De la petite noblesse du Gouvernement de Toula, / Vous en souvenez-vous, abonnés du théâtre Michel et du Cirque, / Promeneurs de la promenade des Harengs, rue grande Morskaïa, le dimanche ? Peut-être est-ce le dimanche qui fait passage. Où êtes-vous, promeneurs de la promenade des Harengs, et dans quelle cendre valsez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas marché parmi vous ? Pourquoi le jour se lève-t-il sans moi sur Valparaiso, sur la place de Raguse, sur Fialta et sur le printemps à Fialta, et se couche-t-il sur la baie de Vigo sans une pensée pour moi ? « Il y eut du bonheur sans moi, aux rives de Coppet » (vérif.). L’absence est le mode le plus répandu de notre rapport au monde.
Renaud Camus, « dimanche 31 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 243.
Mon unique sentiment de bonheur consiste en ce que personne ne sait où je suis. Que n’ai-je la possibilité de continuer toujours ainsi ! Ce serait encore plus juste que la mort.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 311.