figurine

Car Anne, pour vivre en moi à l’état de blessure, n’en était pas moins morte, enterrée sous des tonnes de lucidité, définitivement perdue pour la sorte d’homme que j’étais, instruit de la fixité des choses. Anne ne reviendrait pas, elle était loin, maintenant, figée dans la solide statuaire de l’échec, ou, si l’on préfère, figurine tournoyant dans la spirale du désastre, mais, en tout état de cause, face au désistement du présent et de l’avenir, le passé faute de mieux l’aspirait, et je n’avais d’autre effort à fournir que celui, au demeurant notable, de me mouvoir dans le sens contraire.

Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 49.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2002
conscience

Il n’y a pas que le soleil qui ne se puisse regarder en face, ni la mort : il y a aussi le malheur, le vrai malheur de l’univers, celui que l’on prend soin, par prudence, par pitié, par politique ou par résignation, de cacher à nos yeux, à nos intelligences et à nos cœurs, justement parce que nous n’aurions pas la force, juge-t-on (et c’est sans aucun doute à juste titre), d’en contempler la profondeur, d’en imaginer seulement la noirceur sans écho. Dans toutes ces institutions, si nombreuses en Lozère, où sont recueillis les plus mal armés à vivre de nos semblables, il se prodigue sans doute beaucoup de gentillesse, on veut le croire, de douceur, de patience, de compétence professionnelle et d’humanité. Mais rien de tout cela n’est suffisant, à de certaines heures, pour empêcher le malheur, la souffrance, et la trop claire conscience de la réalité de l’horreur, de s’échapper des maisons fortes où l’on tâche de les contenir, et de ramper dans les vallées profondes, entre les feuilles, sur les plateaux, le long des routes, comme un brouillard qui ravage l’âme, et qui la laisse pantelante de peur, d’impuissance et de mépris d’elle-même, pour son aveuglement volontaire.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 106.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
structure

N’empêche, le plus inquiétant, dans un cas comme dans l’autre, et d’ailleurs dans tous les cas, c’est la solidité butée de la structure, chez les « êtres », et ces alchimies rigoureuses qui font que se reproduisent, à de réguliers intervalles, les mêmes épisodes exactement. On dirait que chacun de nous porte en lui des déterminations implacables, qui l’enverront toujours dans les mêmes ornières, bien que chaque fois il soit tenté d’attribuer sa chute à des circonstances tout à fait spécifiques et contingentes. Tout s’entrevoit des rapports à venir, d’emblée. À mon âge, tout s’entrevoit même des destins. Le mien, au demeurant, me semble tout tracé, et ne faire pas, dans le sable, un bien édénique sillon. Il ne s’agit pas d’une externe fatalité, mais de constantes de mon caractère, de mon esprit, de ma « nature », qui font que je n’aurai jamais, c’est plus que probable, de succès auprès de mes contemporains, de réussite dans la carrière des Lettres, d’aisance dans mes voies.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 351.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
épigones

C’est aussi la raison pour laquelle les épigones rassurent, et ont souvent plus de succès que les écrivains qu’ils en viennent à imiter (la raison pour laquelle le public, à l’image des critiques, préfère Naissance des fantômes de Marie Darrieussecq à La sorcière de Marie NDiaye, ou encore fait un triomphe aux pièces de Yasmina Reza quand celle-ci a su transposer dans le monde du divertissement stérile les innovations dramatiques de Nathalie Sarraute) : ce n’est pas que ces épigones soient intrinsèquement moins difficiles à lire, c’est qu’ils sont infiniment moins inquiétants au regard du tissu de nos certitudes et de nos habitudes – quand ce tissu, chez les plupart des « lecteurs » ou plus exactement des consommateurs de livres, a acquis au fil des ans la rigidité amidonnée du linceul, cette rigidité qui leur fait trouver Nietzsche difficile, quand sa langue coule comme le miel jusqu’en sa traduction, et Philippe Labro facile, quand il est illisible à force de piéger le sens dans le marais inextricable des clichés les plus remâchés.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 21.

Cécile Carret, 26 août 2009
neuve

« Tout a une fin », j’entends cette sentence éculée sur le trottoir devant la boulangerie ; elle entre en moi neuve et scintillante comme une épée.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 26.

David Farreny, 27 juin 2010
phantasmes

Dino Egger n’est pas un de ces phantasmes, sa pomme d’Adam rougit sous le feu du rasoir, ses cheveux ne tiennent qu’à un fil sur son crâne, il est sujet à des maladies triviales et humiliantes, à des abcès dentaires, à des accès de rage ou d’impatience. Il vivra un temps de petits larcins, d’expédients inavouables. Un marron sur son chemin, il donnera un coup de pied dedans. Il se masturbera sur des images. Il aura peur des chiens, des araignées et des chauve-souris. Il n’est pas beau, et je suis poli. Un jour, il avale une limace minuscule avec sa feuille de salade. Parfois, il pousse une porte qu’il fallait tirer pour ouvrir, et parfois, le contraire lui arrive aussi, tire quand il faudrait pousser. Sa prodigieuse intelligence se forge dans les épreuves, contre ce corps vulnérable, débile, malhabile, qu’il désavoue, où il se trouve logé comme une famille dans une cave et qu’il ne fait pas sien, ne passant vraiment dedans que ses nuits, hors de lui tout le long du jour, dans le nuage de craie de ses calculs, dans le songe de ses pensées.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 34.

Cécile Carret, 27 janv. 2011
ravagées

Si après six mois de séjour en Inde on commence à regarder les petites filles plus souvent qu’on voudrait, c’est qu’à vingt ou vingt-deux ans la plupart des femmes sont ravagées, édentées, déformées, avec ces visages gonflés et aussi effacés – d’avoir accepté sans les comprendre une série d’événements désagréables se succédant tellement vite (les enfants, ces gros fruits exigeants, si vite mûrs et si vite abîmés) que l’esprit, renonçant à suivre, renonçant à vivre, les avait quittées pour toujours.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 100.

Cécile Carret, 28 juin 2012
baiser

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grands, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 156.

Guillaume Colnot, 10 janv. 2013

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