Comme à ce roi laconien
Près de sa dernière heure,
D’une source à l’ombre, et qui pleure,
Fauste, il me souvient ;
De la nymphe limpide et noire
Qui frémissait tout bas
— Avec mon cœur — quand tu courbas
Tes hanches, pour y boire.
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, Gallimard, p. 55.
Je-t-aime est sans ailleurs. C’est le mot de la dyade (maternelle, amoureuse) ; en lui, nulle distance, nulle difformité ne vient cliver le signe ; il n’est métaphore de rien.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.
Nos articulations sont autant de mauvais plis pris par le corps qui lui interdisent mille postures avantageuses, mille gestes décisifs. Je prétendais y remédier.
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 28.
Être l’amant d’une fille de ferme, d’une petite serveuse de café, d’une ouvrière, qui rentre le soir vannée. On lui a préparé son repas. On la caresse doucement. On l’aime. Est-ce impossible ?
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 58.
Et si ce n’est ce chant, je vous le demande, qui témoignera en faveur de la Mer — la Mer sans stèles ni portiques, sans Alyscamps ni Propylées ; la Mer sans dignitaires de pierre à ses terrasses circulaires, ni rang de bêtes bâtées d’ailes à l’aplomb des chaussées ?
Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 264.
Je comptais bien découvrir les lignes principales du relief, des variations plus discrètes que j’avais relevées sans comprendre, sans savoir à quels événements lointains, quels épisodes transgressifs ou diluviens, vieux de deux cent cinquante millions d’années, elles tenaient. Mais je n’espérais pas trouver, sur le papier, certains détails étroitement circonscrits, très incertains, rêvés, peut-être. Un exemple. Entre une étroite passerelle en béton qui surplombait la digue et le pont Cardinal (une allusion oblique à Dubois), trois cents mètres en aval, j’avais observé, sous l’eau, une passée claire qui jurait avec le sombre des galets arrachés au cours supérieur, l’ocre des façades des maisons échelonnées le long du quai. L’impression datait de l’enfance. Je n’avais pas vérifié depuis longtemps. Ç’aurait pu être une lubie du jeune âge, un rêve qui a migré, insensiblement, dans la réalité et s’y est encastré. Et puis je suis parvenu à la page, assez loin, où l’auteur mentionne des lentilles calcaires, d’origine lagunaire, dont on peut observer un affleurement dans le lit de la rivière. Je me suis levé. J’aurais aimé parler à quelqu’un, lui confier une partie, au moins, de l’émoi que c’était de trouver pareille confirmation. Non, on ne rêve pas inévitablement ni toujours. Oui, ce qu’on sent, pense, fait, se rapporte à ce qui se passe, si incongru qu’il paraisse, malgré tous les démentis.
Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 46-47.
Chérie, chérie, comme c’est magnifique que l’été revienne en plein automne, et comme c’est bien, car on pourrait difficilement supporter le changement des saisons si on n’y faisait équilibre intérieurement. Chérie, chérie, mon retour du bureau vaut la peine d’être raconté, d’autant qu’il ne m’arrive rien d’autre qui vaille cette peine. À six heures et quart, je sors d’un bond par la grande porte, je regrette ce quart d’heure gaspillé, je fais un demi-tour à droite et je me dirige vers la place Wenceslas ; puis je rencontre quelqu’un de connaissance qui m’accompagne et me raconte des choses intéressantes, j’arrive chez moi, j’ouvre la porte, ta lettre est là, j’entre en elle comme un promeneur qui, fatigué de marcher à travers champs, pénètre maintenant dans les bois. Certes, je m’égare, mais cela ne m’effraie pas. Puissent tous les jours finir ainsi.
Franz Kafka, « lettre à Hedwig Weiler (octobre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 603.
Ah ! les nonnes n’ont point seulement fait un strict vœu de chasteté, elles ont aussi de forts barreaux à leurs fenêtres.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 171.
Il m’arrive de publier, involontairement, des textes partiellement incompréhensibles ; et ils le sont parce que les enchaînements de ma démonstration sont obscurs, peut-être parce que l’idée que je cherche à exprimer est fausse. Mais il m’arrive aussi de publier, volontairement, des textes partiellement incompréhensibles ; et ils le sont parce que l’idée que je poursuis n’est pas claire dans mon esprit, et, si elle ne l’est pas, ce n’est pas parce qu’elle est fausse, mais parce qu’elle est vraie au contraire, plus vraie même que les vérités ordinaires. Cette vérité-là ne se laisse pas facilement atteindre : les phrases qui la cherchent ne marchent sur aucune route, elles se taillent dans la forêt grammaticale un passage qui ne mènera peut-être nulle part ; mais, si elles l’atteignent, et dans la difficulté même qu’elles ont eu à l’atteindre, cette vérité sera bien supérieure à celles, tracées par d’autres, qui me viennent naturellement à l’esprit et sous les doigts.
Tant que la phrase n’est pas écrite, tout reste à vivre.
Éric Chevillard, « vendredi 26 avril 2019 », L’autofictif. 🔗