Parfois je me dis ça. Je me dis que je veux vivre. Je suis vivant. On a parfois la forte sensation d’être en vie. Parfois on se dit qu’on veut vivre. C’est ça qu’on veut. On sent que la vie nous pousse à le dire. À dire qu’on est vivant. Car on sent la poussée de la vie dans la phrase.
Charles Pennequin, Bibi, P.O.L., p. 40.
Quelques mots sur du papier se suivent. Mais la vie manque. Le merle s’égosille encore dans du bleu nuit parmi les premières lueurs électriques.
Il faudrait être à ce qu’on fait dans une contention quasi religieuse.
Hélas de partout et du fond de soi des appels indistincts, inaudibles, de pauvres chimères, font pour l’esprit volage un miroitement.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 57.
La mort de l’œuvre a pu naître de la belle intention d’en finir avec la barrière entre l’art et la vie (d’où les happenings, body art, land art, etc.). Mais pour être généreuse, l’intention n’en est pas moins naïve, bornée. Car l’art n’est pas la vie, qui, elle, est imperceptible a priori : l’art est un moyen de percevoir la vie. Il faut une délimitation, un cadre — une forme — pour que notre attention soit disponible à la vie, et c’est cette délimitation qu’opèrent, et nous aident à opérer, ces choses qu’on appelait « œuvres ».
Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art ?, 10/18, p. 229.
La psychologie des personnages, elle aussi, semble abonder en contradictions, comme chez Proust : de même que dans la Recherche, les appréciations morales sur tel ou tel sont suivies d’exemples qui les contredisent, une même série d’adjectifs peut en receler plusieurs qui semblent tout à fait antagonistes ; mais il n’est pas exclu qu’il s’agisse là d’un simple souci d’exactitude.
Renaud Camus, « lundi 7 juin 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 499.
De nouveau la peine, le gouffre béant dont notre chemin suit l’arête.
Pierre Bergounioux, « vendredi 25 septembre 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 74.
Cette différence de rythme dans l’évolution, entre les significations et les êtres, est éminemment prévisible — on pourrait même dire fatale — aux moments charnières de l’Histoire, lorsqu’une civilisation s’épuise, et qu’une autre est en train de naître. Ce qui meurt n’est pas forcément une perte. Mais trop bien le connaître, et l’aimer, pour la seule raison que ce fut, que nous avons vécu en son sein, et pensé, et senti, et frémi, et que cela va disparaître, il y a là une faiblesse qui prépare mal à l’ère nouvelle.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 137.
On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.
Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.
Dix ans plus tard, Gregor est en train de mettre ses chaussettes avant d’aller chercher ses souliers sous le lit. Lentement, il les enfile avec cet air sérieux qu’ont parfois les hommes de son âge affairés à des activités pareilles, une expression grave de vieil enfant solitaire, appliqué, minutieux, coupé du monde et concentré sur sa tâche.
Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 162.
Un nuage de grandes mouettes nous accompagne et fait au-dessus des mâtures un ciel mouvant et vertigineux qui chavire dans tous les sens.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 49.
Nous avions coutume alors de fermer les volets et de lire à la lumière d’une lampe des feuilles jaunies et des papiers qui nous avaient accompagnés dans maints voyages. Nous reprenions aussi de vieilles lettres, et ouvrions, afin d’y puiser courage, les livres éprouvés, où des cœurs depuis bien des siècles tombés en poussière nous dispensent leur chaleur.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 88.