épaisseur

Il est des moments où la vacuité éprouvée à se sentir vivre atteint l’épaisseur de quelque chose de positif. Chez les grands hommes d’action, c’est-à-dire chez les saints — car ils agissent avec leur émotion tout entière, et non pas avec une partie seulement —, ce sentiment intime que la vie n’est rien conduit à l’infini. Ils se parent de guirlandes de nuit et d’astres, oints de silence et de solitude. Chez les grands hommes d’inaction, au nombre desquels je me compte humblement, le même sentiment conduit à l’infinitésimal ; on tire sur les sensations comme sur des élastiques, pour voir les pores de leur feinte et molle continuité.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 151.

David Farreny, 9 fév. 2003
occultes

C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
guise

Que chacun pense et agisse à sa guise, la mort ne manquera pas d’en faire autant.

Giacomo Leopardi, « Dialogue d’un physicien et d’un métaphysicien », Petites œuvres morales, Allia, p. 76.

David Farreny, 9 nov. 2005
charme

Il tournait toute la journée dans l’hôtel, montait et descendait sans but, tentait d’accoster Charlotte, passait du temps à se cacher de Gilbert et de la mère. Il saluait cérémonieusement les clients qu’il croisait ainsi qu’ils le faisaient eux-mêmes, pour la plupart représentants de commerce. La pluie et le froid le dissuadaient de sortir. Et il répétait avec Charlotte les propos les plus insignifiants, sans déplaisir, s’adaptant au déroulement simple de ses pensées et pressant ici ou là un morceau de sa chair, d’un geste amical. Rien ne remplissait la tranquille existence de Charlotte que les travaux domestiques, la lecture de ses revues, le service fourni au président Alfred, d’ailleurs exigeant et capricieux. Qu’avait-elle besoin d’autre chose ? Indifférente à son aspect, elle s’habillait toujours des mêmes vêtements peu seyants.

Elle charme en moi ce que j’ai de moins bon, songeait Herman, de veule et de paresseux. Les heures s’écoulent privées d’énergie et de réflexion, et tout est égal, les petites infamies ou les bons mouvements. Quel repos, oui, que cette vie-là ! Quel repos que le village !

Marie NDiaye, Un temps de saison, Minuit, pp. 85-86.

David Farreny, 18 déc. 2005
solipsiste

Il y a dans l’amoureux un solipsiste dépité.

Richard Millet, L’amour mendiant, La Table ronde, p. 43.

David Farreny, 5 déc. 2007
callipyge

Au-delà de toute rougeur, ses mots étaient une honte pure, comme la marque fraîche qui brûlait dans le froid. « Que font-ils du corps ? » repris-je, dans la même exaltation. Elle hésita, la voix aiguë jaillit et se brisa net, sa bouche était sèche ; et dans un souffle, baissant les yeux : « Je suppose qu’ils le donnent aux chiens. » Le morceau de viande se déchira, ses mains se raidirent dans la poche du carrick, elle frémit. Son menton tremblait.

Elle redevint la femme qui vendait des Marlboro au jeune instituteur et faisait comme elle pouvait sa vie à Castelnau. Elle existait. La grande callipyge est une pauvre femme.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
racheter

Tu te disais : ces choses banales et qui sont à n’importe qui, elles vont devenir moi. Ils verront, tous, ceux qui l’ignorent, à quel point je suis malin. Je passe pour intelligent, oui, mais toute intelligence est hypothétique. On ne sait pas où elle est, on ne l’a jamais sous les yeux. Avec le livre, elle deviendra visible, indubitable. Ce sera l’intelligence absolue, celle qu’on peut toucher, celle pour laquelle on fait un chèque au libraire. Le problème, bien sûr, c’est qu’à vouloir paraître malin, on l’est moins. Or toute la ruse est là : je ne serai pas mon livre. Il se sera produit malgré moi, je me serai montré intelligent sans le faire exprès. L’auteur d’un livre est innocent de son propre génie. Voilà ce à quoi il faut parvenir : être justifié par le livre, et en même temps rester au-dessus de ça. Aussi tu t’évertuais devant ton écran à être et à n’être pas ton livre, à l’écrire sans l’écrire. Avec cette technique, il n’avançait pas beaucoup.

Tu en avais pourtant besoin. Ces longues stations à ton clavier t’évitaient de devoir admettre que tu n’étais que toi. Tu n’imaginais pas qu’on puisse ne pas vivre un pied dans l’éternité, dans ce monde comme si on n’était pas déjà, en partie, hors du monde. Aussi demeurais-tu incapable de comprendre les réactions et les motivations de tous ceux qui ne pouvaient pas, au prix de ces heures à frapper sur des touches, se racheter de leur vie.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 244-245.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
obstacle

Aller à la fenêtre. (Ne pas presser le front contre la vitre ; ça se fait à la rigueur dans ces romans de pacotille où l’on s’agite beaucoup ; en vérité le radiateur y fait obstacle, ou aussi la longue et étroite tablette carrelée ; et d’ailleurs la susdite partie de votre anatomie rougit sous la pression et se salit, c’est tout ce qu’on obtient).

Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 131.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
amoureux

Ce matin, un instant de paix délicieuse, de chaleur, de détente, en m’éveillant. Après un moment de plaisir profond, j’ai pensé : C’est des moments comme celui-ci que quelque chose de divin, peut-être seulement d’amoureux, se manifeste, mais c’est si simple que je ne suis pas capable de le reconnaître.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 146.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
criquelis

Pleuvait-il déjà ? Non, des animaux minuscules tombaient constamment du peuplier du jardin – d’où le criquelis continuel dans l’herbe et sur les pages du livre. On ne pouvait pas les chasser : plus fort on soufflait, plus ils restaient inébranlables entre les caractères ; ils ne s’en allaient qu’aux pauses du vent.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 58.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
mine

Pendant ces heures de lecture, mon père trouvait enfin, pour une fois, sa place, au soleil dehors sur le banc de la cour, ou sinon sur le tabouret sans dossier à la fenêtre de l’est, où il scrutait avec une mine puérile de savant chacun des caractères – image au souvenir de laquelle il me semble être encore assis auprès de lui.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 66.

Cécile Carret, 4 août 2013
système

Il s’était fait un certain système lequel eut par la suite une telle influence sur sa manière de penser que les spectateurs voyaient toujours son jugement précéder de quelques pas son sentiment, malgré qu’il crût qu’il était resté derrière.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 230.

David Farreny, 17 déc. 2014
cachette

C’est bien pourtant quand nous sommes en vie que nous aurions souvent l’usage d’une cachette sous la terre fermée par une porte de marbre.

Éric Chevillard, « mercredi 25 mai 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 25 mai 2016
religiosité

Religiosité contemporaine monstrueuse. Pourquoi ? Parce que plus personne, à moins d’être fou à lier, ne croit plus à la résurrection des corps ou à la vie éternelle. L’ennui, c’est que ce soit la seule croyance qui ait disparu. Tout le reste est intact, toute la religion est intacte. Or, c’était la seule croyance qui, parce qu’elle était réellement folle, justifiait la folie religieuse.

Philippe Muray, « 13 janvier 1991 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 409.

David Farreny, 23 fév. 2024

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